Doucement, irrésistiblement, la courbe jusqu'alors si régulière de l'électrocardiogramme commença à tressauter. D'abord légère accélération, le rythme cardiaque ne cessait de s'emballer. Après tant de mois d'insoutenable immuabilité, on aurait dit qu'il s'affolait. Le bip bip strident sonnait comme une alarme, tandis qu'infirmières et médecins accouraient autour du lit blanc. Des éclats de voix se joignaient à l'incessant appel de l'appareil, tandis qu'à l'autre bout des fils, le garçon au teint d'aspirine laissait échapper un profond soupir.
Puis il ouvrit les yeux. Au-dessus de lui, le plafond, aussi, était blanc. Quant au reste du monde, il se perdait tout entier dans un souffle brumeux.
Il ouvrit les yeux pour la deuxième fois quelques heures plus tard. Toujours le même plafond blanc. Il cligna des paupières, une fois, deux fois, puis regarda vaguement autour de lui, sans mettre de nom sur les choses. A droite, encore du blanc, puis un voile immobile couvrant un trou de ciel, et, plus proche, un gros cube noir au bruit entêtant, sur lequel sautillait une ligne verte et ininterrompue. A gauche, une chevelure à la teinte si vive qu'elle éclipsait le visage qu'elle bordait délicatement. A sa vue, un sentiment de nostalgie le submergea, et acheva de l'extraire de sa torpeur cotonneuse. Elle était si familière, la couleur de ces cheveux. Rose.
- Tetsu-kun…
Kuroko avait la sensation d'être un vieil appareil photo peinant à faire la mise au point. Le visage qu'il contemplait se précisait lentement. Il vit des yeux rouges, des lèvres tremblantes, et de l'eau qui faisait briller ses joues.
- Tetsu-kun !
Elle gémit en pleurant de plus belle, et se pencha brusquement en avant, comme pour l'étreindre aussi ardemment que possible. Mais elle se ravisa, lui saisit la main et l'approcha de son visage. Elle le fixa intensément, encore secouée de sanglots, comme si elle cherchait ses mots et refoulait ses larmes dans le même temps.
- Enfin… Je n'arrive pas à le croire ! Tu es là !
Elle avait prononcé cette phrase avec tant d'émotion qu'il eut, l'espace d'un instant, l'impression d'être un soldat revenu du front. Ce qui lui semblait peu probable, bien qu'il n'eût aucune idée de ce qu'il faisait dans cette pièce.
- Où…
Son premier mot ne fut guère plus qu'un souffle, mais la jeune fille était si proche de lui qu'elle ne manqua pas de sourire en l'entendant.
- Ta voix… Je l'entends enfin, après des mois !
Elle riait, maintenant. D'un rire incroyablement léger, qui jurait avec toute la peine qui sourdait dans ses yeux.
- Tu es à l'hôpital. Jusqu'à aujourd'hui, tu étais dans le coma. Mais tout va bien maintenant, tu es hors de danger.
Il n'avait pas la moindre idée de la nature de ce « danger », mais en la voyant sourire, un immense sentiment de réconfort emplit son être tout entier. Il n'était plus seul. Il n'avait pas vu l'ombre d'un danger pendant tout ce temps de flottement. Mais il s'était senti seul. Terriblement seul. A cette pensée, le réconfort se mua en une douloureuse sensation de froid, comme si de l'eau glacée s'écoulait entre ses os. Il referma brusquement les yeux, et étouffa une plainte.
- Tetsu-kun ? Qu'est-ce qui se passe ?
Des pas lourds résonnèrent dans le couloir puis se rapprochèrent des deux jeunes gens, et une voix d'homme bourdonna à une distance démesurée.
- Il vient tout juste de reprendre connaissance, il faut lui laisser un peu de temps. Venez.
La chaise racla le sol en grinçant, et la jeune fille s'excusa dans un souffle avant de quitter la pièce. La dernière pensée de Kuroko fut pour elle : aussi loin que remontaient ses souvenirs, nulle part le nom de cette fille ne faisait surface.
Il avait pourtant cru la reconnaître.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, ce fut un homme en blouse blanche qui lui apparut.
- Ah, on émerge enfin ? J'ai cru que tu étais reparti pour un mois. Encore dans le coaltar, hein ? Ne t'en fais pas, c'est bien normal, après tout ce temps passé à dormir.
Kuroko avait l'impression qu'il parlait à toute vitesse. Sans même envisager une quelconque réponse, il tourna lentement la tête et regarda par la fenêtre, dont les rideaux étaient tirés. Comme saupoudrés sur son cerveau embrumé, les mots lui revenaient peu à peu. Et il faisait plus clair, dehors, sans doute parce que le jour se levait.
A sa gauche, le médecin s'était assis sur la chaise qu'avait occupée la jeune fille, la veille. Il appuya ses coudes sur ses genoux et se pencha vers lui.
- Comment te sens-tu ?
Kuroko ouvrit la bouche, mais dut se racler la gorge à plusieurs reprises pour parvenir à émettre un son audible. Seul un mince filet de voix s'en échappa.
- Un peu guimauve…
Interloqué, le médecin ouvrit de grands yeux, puis lui adressa un sourire terne.
- Tu as déjà retrouvé ton sens de l'humour, dis-moi. Oui, ça colle bien à un gamin aussi palot et chétif que toi.
Il marqua une pause, puis reprit.
- Bien, je vais prévenir ton amie que tu es réveillé.
Alors qu'il quittait son siège pour se diriger vers la porte, Kuroko se raidit. S'il avait pu, il l'aurait arrêté, mais sa main décolla à peine du matelas. Il ignorait comment réagir face à cette fille dont il avait oublié le nom.
Mais avant qu'il n'ait eu le temps de mettre en ordre ses idées, elle était déjà à ses côtés.
- Bonjour, Tetsu-kun. Tu as meilleure mine qu'hier soir.
Il lui sourit tant bien que mal, mais elle ne fut pas dupe. Nul doute qu'elle, au moins, le connaissait particulièrement bien.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu me reconnais, pas vrai… ?
Il ne trouva pas mieux que de détourner le regard. Elle insista, son inquiétude filtrant à travers sa voix.
- Tu te souviens… de mon nom ?
Un long silence suivit sa question. Kuroko hésita, puis murmura d'un ton coupable :
- Je suis désolé. Je te reconnais, mais… je ne m'en souviens pas.
Elle plaqua une main contre sa bouche, refreinant de justesse le gémissement qui se pressait au bord de ses lèvres. Kuroko sentit son cœur se serrer. Sa réponse semblait l'avoir ramenée aux berges du désespoir.
Elle se reprit presque aussitôt, néanmoins, et lui parla avec douceur.
- Je suis Momoi. Momoi Satsuki. On s'est connus au collège, et on est amis depuis ce temps-là.
Un flot d'images lui passa subitement devant les yeux, comme un flash. Ce simple nom lui avait fait l'effet d'une décharge électrique, et tout un pan de sa mémoire lui revint d'un seul coup.
- Momoi-san ! Oui, je me souviens… à Teikô !
Elle resta un court instant hébétée par la soudaineté de ses paroles, puis s'exclama avec joie :
- Oui, c'est ça ! Ouf, pendant un instant, j'ai cru que tu m'avais complètement oubliée !
Lui aussi l'avait cru. Sa mine déconfite parlait d'elle-même.
- Tetsu-kun ?
Il ne pouvait pas rester dans le flou plus longtemps.
Il fallait qu'il sache.
- Momoi-san… En fait, j'ai du mal à rassembler mes idées. Je pensais que ça me reviendrait, mais…
- Mais oui, bien sûr que ça va revenir ! Il faut juste un peu de temps !
Elle se voulait confiante et spontanée, mais son rire la trahissait. Kuroko se doutait qu'elle savait, sans vraiment comprendre quoi, mais il devait en avoir le cœur net.
- Depuis combien de temps suis-je ici ?
- Bientôt huit mois.
Les mots ne prirent pas sens tout de suite dans sa tête.
Huit mois de sa vie s'étaient écoulés sans qu'il n'en sache rien.
Quelle étrange sensation.
Momoi se mordit les lèvres. Ses efforts pour trouver quelque chose de réconfortant à dire se lisaient sur son visage.
- Ça doit être difficile à entendre, et surtout à croire… Mais ne t'inquiète pas trop, les médecins ont dit que tu serais en état de sortir d'ici quelques jours. Je t'attendrai, et je pourrai t'accueillir chez moi !
- Chez toi ? C'est très gentil, mais je devrais plutôt rentrer chez moi, non ?
- Tu sais… le problème c'est que, même après tout ce temps, tes parents ne veulent toujours plus te voir. J'ai eu beau leur parler…
- Quoi ?
Momoi se coupa net, et le fixa avec des yeux ronds. Face à elle, Kuroko était tout aussi hébété.
- Momoi-san, pourquoi mes parents ne voudraient-ils plus me voir ?
De plus en plus troublé, il vit les yeux de la jeune fille s'emplir de larmes, et entendit sa voix se briser.
- Tu veux dire… que tu as vraiment tout oublié ?
A la voir si dévastée, il ne savait plus où se mettre. L'atmosphère s'était subitement congelée. Il sentit la culpabilité poindre en lui. Cette fille l'avait attendu tout ce temps, pour découvrir au bout du compte qu'il ne se remémorait même pas les évènements qui avaient précédé ces huit mois.
- Je suis désolé.
Elle le regardait, et il vit dans son regard tant de douleur qu'il en eut mal au cœur. Peinant à retenir ses pleurs, elle se leva, la tête basse, esquissant un sourire contrit.
- Ce sont des choses qui arrivent, hein ? On n'y peut rien. L'important, c'est que tu te sois réveillé.
Elle se dirigea vers la porte, lui souhaita de se reposer. La porte se referma, et avec elle les yeux de Kuroko, qui serrait les mâchoires à s'en faire mal au crâne.
Quelques jours s'écoulèrent derrière les rideaux de sa chambre d'hôpital.
Exception faite de ses souvenirs les plus récents, Kuroko avait pleinement récupéré de ses mois de coma. Aidé de Momoi, il avait peu à peu retrouvé son sens de l'équilibre, et fait plusieurs fois le tour des couloirs du bâtiment. Mais l'atmosphère entre eux restait froide, et il régnait un silence presque monacal. Kuroko n'osait pas poser de question, de peur de l'attrister davantage et aussi parce qu'au fond, il avait honte de lui. Il n'en savait pas plus sur sa situation qu'à son réveil.
Il ne savait même pas comment il en était arrivé là.
Enfin, le jour de sa sortie définitive arriva. Momoi, qui, comme promis, allait l'héberger, se présenta à la première heure, plus souriante que les derniers jours. Kuroko lui rendit son sourire malgré lui. Il était grand temps pour eux de quitter cet endroit lugubre, où les mots trop lourds retombaient au fond de la gorge sans avoir pu en franchir le seuil. Elle lui prit la main, ses cheveux roses brillant sous l'éclat du soleil que filtraient les stores.
Ils se rendirent dans le bureau du médecin pour mener à bien les dernières formalités. A peine assise, Momoi sentit Kuroko se raidir alors que le médecin tapait le paquet de feuilles sur son bureau pour les aligner. Elle lui adressa un sourire d'encouragement.
- Kuroko Tetsuya, 18 ans, né le 31 janvier. Vous êtes sorti d'un coma de huit mois suite à un traumatisme crânien et votre état semble depuis lors s'être stabilisé. Vous êtes donc en mesure de quitter cet établissement. Il vous faudra néanmoins vous présenter à quelques examens complémentaires, afin de maintenir un suivi régulier…
Il se tut pendant un moment, fronça les sourcils en lisant quelque chose en bas de son papier, puis retrouva rapidement un visage neutre.
- Vous souffrez aussi d'une amnésie partielle. Mais il n'y a pas de raison de vous en inquiéter, beaucoup de patients recouvrent la mémoire après un certain laps de temps.
Kuroko était loin de ne pas s'en inquiéter. Il voulait des réponses, et ce que Momoi n'avait pas su lui dire, le médecin, lui, saurait.
- Docteur, concernant cette… perte de mémoire…
Sans la regarder, il sentit l'appréhension sourdre chez sa voisine. Sa réticence à aborder le sujet était de plus en plus étrange. Elle semblait avoir envie de le fuir.
- Je n'ai aucun souvenir de la cause de ce traumatisme. Pourriez-vous me dire… ce qu'il s'est passé ?
- C'était un accident.
Kuroko fit volte-face, médusé. Sur son fauteuil, Momoi serrait les poings, sans oser lever les yeux. Elle poursuivit, malgré le regard qu'ils dardaient sur elle.
- C'était pendant la finale de la Winter Cup, celle de notre dernière année de lycée. Tu as été heurté et… ta tête s'est cognée contre le poteau en métal du panier.
Kuroko était figé, plus pâle encore que de coutume. Le basket, Seirin, la Winter Cup… les images défilaient si vite devant ses yeux qu'il en saisissait à peine le sens. Mais elles lui revenaient, morceau par morceau. Il percevait sa mémoire comme un puzzle, si vaste et si fragmenté qu'il lui faudrait des jours et des jours pour le reconstituer. Ce jour-là, il avait dû perdre connaissance sur le coup, car au-delà de la collision, c'était le trou noir.
- Je suis désolée, Tetsu-kun, j'aurais dû t'en parler avant. Mais quand j'ai vu tout ce sang, j'ai cru que…
Elle plaqua sa main contre sa bouche et se tut. Kuroko n'avait pas eu idée, jusque-là, du choc qu'elle avait ressenti le jour du match - elle l'avait vu mort.
- Momoi-san…
Personne n'osa reprendre la parole. Puis, levant les yeux, la jeune fille secoua la tête et sourit, faisant signe que ce n'était rien. Mais de son sourire n'émanait pas la moindre gaieté. Face à leur silence embarrassé, le docteur n'eut d'autre choix que de poursuivre, et pria à nouveau Kuroko de revenir régulièrement à l'hôpital, comme convenu. Puis, avec les formules d'usage, il les remercia, eux le remercièrent, et ils se quittèrent.
Sur le trottoir, devant le bâtiment principal, Momoi et Kuroko attendirent le taxi sans mot dire. Elle en avait appelé un pour épargner au convalescent les transports en commun. Elle portait son sac à main à l'épaule, et tira nerveusement sur le col de son débardeur blanc, légèrement indisposée par la chaleur. Kuroko la regarda faire, interdit. Ce geste, pourtant si anodin, il lui semblait l'avoir vu un nombre incalculable de fois. Mais ce n'était pas à elle qu'il l'associait. Sans comprendre pourquoi, ses réflexions l'absorbèrent à tel point qu'il ne vit pas la voiture arriver, et n'entendit que la voix lointaine de Momoi qui l'appelait. Il la suivit, et s'assit tout penaud sur la banquette arrière, sans prêter attention à l'adresse que sa voisine donnait au chauffeur.
Tout le long du trajet, il resta les yeux rivés sur le dossier du siège qui lui tournait le dos, sans même se soucier du paysage monochrome qui défilait à la fenêtre. Momoi lui demanda si ça allait, il répondit vaguement que oui.
Il n'allait pas particulièrement mal, ni particulièrement bien. Il était vide.
Si vide qu'il s'attendait presque à disparaître d'un instant à l'autre.
Le véhicule s'arrêta au pied d'une résidence tout à fait banale de deux étages, dans un quartier de banlieue anodin. Momoi régla la course, et conduisit Kuroko vers l'escalier extérieur qui menait au deuxième étage. Ils passèrent devant une première porte, puis elle s'arrêta et chercha ses clefs dans son sac rose. Kuroko contemplait la rue par-dessus la rambarde. Il était près de midi, et l'endroit semblait désert.
La porte s'ouvrit et la jeune fille l'invita à entrer, l'encourageant d'un sourire. Il mit quelques secondes à s'accommoder du peu de lumière une fois à l'intérieur, puis distingua les contours de l'entrée, et le petit couloir qui donnait presque aussitôt sur le salon, sans doute la plus grande pièce de l'appartement. Il s'assit sur la marche en face de lui et délassa ses tennis, puis enfila des pantoufles bleu ciel que lui avait préparées Momoi.
- J'ai mis tes affaires dans ta chambre, je suis passée chez toi les récupérer. Viens, je vais te faire visiter.
Ils passèrent d'abord au salon, dont la modernité de l'aménagement surprit le nouveau venu. Au centre, un canapé d'angle assez élégant entourait une table basse en verre, et faisait face à la télévision, posée sur un meuble à tiroirs en bois, le tout trônant sur un tapis à motifs violets. Derrière le sofa, Kuroko s'étonna de découvrir une baie vitrée ouvrant sur une petite terrasse, qui donnait sur la rue perpendiculaire à la leur. Cette ouverture, ajoutée à la sobriété de l'ameublement, conférait à la pièce une atmosphère confortable, même lorsqu'on y venait pour la première fois. Au fond, un minibar séparait le salon de l'espace cuisine, et une table encerclée par quatre chaises se tenait près du mur. A gauche se devinait un couloir, nettement moins éclairé, à l'image de l'entrée de l'appartement. Celui-ci donnait sur la salle de bain et deux chambres individuelles de petite taille. Celle de Kuroko était la première sur la gauche.
- C'est très spacieux, comme appartement.
Momoi eut un sourire embarrassé.
- Je vivais ici avec mes parents jusqu'au lycée. Puis mon père a été muté à Osaka, et comme je ne voulais pas me retrouver dans un endroit où je ne connaissais personne, je suis restée ici. C'est pour ça que ça doit paraître un peu grand, pour une seule personne.
Ils entrèrent dans la chambre d'hôte. Sans doute la jeune fille en avait-elle fait une salle d'études après le départ de ses parents car, repoussés dans l'angle, un bureau subsistait, des livres et des revues soigneusement empilés dessus, et le lit qui se tenait contre le mur de droite avait des airs de clic-clac. Il y avait également une armoire, dont deux étagères avaient été dégagées pour permettre à Kuroko d'y ranger ses affaires. Au centre de la pièce, droite et encore fermée, il reconnut la valise qu'il utilisait lorsqu'il partait séjourner quelque part, en temps normal.
Tout était clair, net et bien ordonné, et Kuroko se sentit à l'aise pour la première fois depuis son réveil. Derrière lui, les pas de Momoi s'éloignèrent.
- Je te laisse t'installer. Ce n'est pas grand-chose mais je pense que tu seras au calme, ici. Si tu as besoin de quoique ce soit, je serai dans la cuisine.
La porte se referma. Presqu'aussitôt, Kuroko réalisa qu'il ne l'avait même pas remerciée, et soupira d'un air maussade. Il y avait une fenêtre au fond de la chambre, suffisamment grande pour que la pièce jouisse d'une luminosité convenable, accentuée par la peinture blanche des murs et du plafond. Kuroko la traversa dans la longueur et regarda distraitement dehors, puis s'assit mollement sur le lit. Il remarqua alors un sac bleu marine posé sur la chaise du bureau, similaire à un sac de lycéen et, étant données les circonstances, probablement le sien. Il se pencha en avant pour l'attraper et le posa sur le matelas. Accroché à la fermeture éclair se balançait une petite sphère orange. Intrigué, il la saisit du bout des doigts et l'approcha de son visage.
Mais à peine eut-il identifié l'objet qu'un frisson lui remonta l'échine : c'était un petit ballon de basket.
«On me l'a offert ». Sans savoir pourquoi, cette pensée lui traversa furtivement l'esprit.
Il resta quelques secondes à contempler le porte-clés, ses inspirations plus profondes et ses doigts hésitant à tirer sur le petit ballon pour ouvrir le sac. Puis, animé d'une curiosité fébrile, il céda finalement au besoin d'inspecter ce qui se trouvait à l'intérieur. Il ne savait pas s'il cherchait quelque chose en particulier, mais il espérait au fond de lui y trouver des indices, des fragments de vie qui lui avaient échappé.
Hélas, sa caverne aux merveilles tant espérée se réduisait en réalité au plus banal arsenal du lycéen un tant soit peu consciencieux : livres de cours, cahiers, trousse, rien qui pût suggérer un passé particulièrement trépidant. Le seul profil qu'on pouvait imaginer au vu de cet inventaire, c'était celui d'un élève anonyme et interchangeable, aussi transparent qu'un verre d'eau.
Kuroko se sentait las, désemparé. Il avait oublié son passé, qui il était, tout avait disparu. Il n'en retrouvait même pas la trace dans ses propres affaires. Rien, pas une preuve que Kuroko Tetsuya avait existé avant cet accident. Il glissa ses doigts entre les manuels, mais n'eut même pas la force de les soulever pour regarder leurs couvertures. « A quoi bon ? » se répétait-il sans cesse. Il avait au moins un endroit où loger, une personne prête à l'aider, alors il n'avait plus qu'à recommencer de zéro. Faire comme si son ancien lui s'était effacé à jamais.
Avant qu'il ne s'en rendît vraiment compte, il avait extrait du sac un petit calepin noir, un peu usé à force d'être rangé et dérangé trop souvent. Sans même l'ouvrir, il déduit qu'il s'agissait sans doute de son agenda. Celui qui lui avait servi lors de sa dernière année de lycée, restée inachevée.
Comme il le tenait négligemment, la tranche vers le haut, il remarqua qu'un petit coin de feuille jauni dépassait de la couverture. Il tira dessus presque pour la forme, ne s'attendant plus à une quelconque découverte et supposant que, vu la veine qu'il avait ce jour-là, il ne s'agirait au mieux que d'une vieille liste de courses. Mais alors qu'il l'extrayait de l'agenda, Kuroko nota que le papier était plus épais que la moyenne. Et lorsqu'il l'eut en main, son cœur manqua quelques battements.
C'était du papier photo.
Il avait trouvé une photo, une vieille photo pliée, coincée sous la couverture du carnet noir. Il ne savait pas très bien combien de temps il resta prostré, les yeux rivés sur le papier jaunâtre, sans se résoudre à le déplier. Puis il le fit d'un coup, sans réfléchir plus longtemps.
Ils étaient cinq, cinq jeunes garçons souriants, autour d'un banc que surplombait un majestueux cerisier en fleurs. Kuroko, au centre, était bien plus jeune de quatre ou cinq ans. Autour de lui, les autres adolescents semblaient avoir le même âge que lui, et leurs visages frappèrent le Kuroko de la chambre d'appartement comme un coup de poing dans l'estomac. Il y en avait un qui riait aux éclats, si lumineux et naturel qu'il dégageait une aura irrésistible. De l'autre côté du banc, un qui avait l'air si sérieux qu'on aurait cru qu'il lui était interdit de sourire - c'était le seul qui ne le faisait pas. Assis à côté de Kuroko, un autre, dont la vue serra le cœur du Kuroko plus âgé. A voir son regard si familier, il ressentit un profond vide en lui, un manque, comme lorsque l'on attend désespérément le retour d'un être cher qu'on reste suspendu des jours durant à son téléphone. Derrière le banc, il y avait un garçon si grand qu'on avait peine à croire qu'il put s'agir d'un collégien. Et alors que son regard se dirigeait vers le coin supérieur gauche, Kuroko tomba brusquement sur un trou, en haut de sa vieille photo. A cet endroit, le papier avait été déchiré. Il se demanda pourquoi quelqu'un avait abîmé l'unique souvenir qu'il lui restait de ses années perdues, mais son attention fut bien assez tôt débordée par les quatre visages qui gravitaient autour du sien, là, dans ce parc d'un autre temps.
Il se leva, la photo à la main. Il ne savait pas si c'était dû au vertige de s'être redressé trop vite, ou au chamboulement auquel il était en proie, mais la tête lui tournait terriblement. En titubant, il gagna le couloir, les yeux vides, et lorsqu'il débarqua dans le salon, Momoi s'exclama en voyant l'air hagard avec lequel il la regardait.
- Tetsu-kun ! Qu'est-ce qu'il t'arrive ?!
Elle allait se précipiter vers lui pour le faire s'asseoir, mais Kuroko reprit ses esprits, et lui adressa un regard si sérieux qu'elle s'arrêta en plein mouvement. Sans un mot, il leva la main qui tenait la photo, et la laissa l'examiner à loisir. A peine eut-elle identifié ceux qui s'y trouvaient que son visage s'assombrit. Elle se mordit discrètement la lèvre inférieure, ses poings se crispèrent à son insu, mais elle se détendit aussitôt – trop tard pour passer inaperçue, cependant. Kuroko avait la preuve qu'il cherchait : Momoi lui cachait la vérité. Ou du moins, ce qu'elle en savait.
- Momoi-san… Où sont les personnes de cette photo ?
Un silence de plomb emplit la pièce. Momoi avait baissé les yeux, et ses cheveux couvraient une partie de son visage.
- Si ce sont les amis que je fréquentais à l'époque, pourquoi aucun d'eux n'est venu me voir depuis mon réveil ? Pourquoi je n'ai aucune nouvelle ?
La jeune fille tremblait à présent. Il s'en serait voulu en temps normal de la pousser à bout comme il le faisait, mais les mots lui venaient avec un tel empressement qu'il ne pouvait les taire.
- Il faut que je sache. Il faut que je sache ce qui s'est vraiment passé, et ce qu'ils sont devenus. Alors, si tu ne peux pas me le dire…
Il regarda une nouvelle fois la photographie, ces garçons riants dont il avait oublié les voix. Un besoin nouveau s'était emparé de lui, une ardeur qui le poussait à aller de l'avant, et l'avait définitivement ramené à la vie.
- … Je les retrouverai, et j'entendrai la vérité de leur bouche. Quoiqu'il en coûte.