1 novembre 2001
Parfois, Leah éprouvait une immense sympathie pour les tueurs en série et dictateurs génocidaires, surtout lorsqu'elle se retrouvait témoin de la stupidité humaine la plus abjecte.
Vraiment, déposer un bébé sur le paillasson d'une maison, sans couffin, en pleine nuit de Novembre ? Était-ce si dur de venir pendant la journée, de tirer la sonnette et d'expliquer les choses de vive voix, plutôt que de croire qu'une lettre suffirait ?
A ce stade-là, ce n'était plus grotesque, c'était purement et simplement tragique.
Ce fut donc la bouche tordue par une grimace qu'elle s'en alla récupérer le petit, lequel dormait profondément. Parfait, ne restait plus qu'à espérer que le voyage ne le réveillerait pas.
Leah inspira et sauta dans l'ombre la plus proche. Le froid l'engloutit violemment, mordant chaque parcelle découverte de sa peau au point qu'elle en eut l'impression d'être écorchée vive. L'impression se dissipa après cinq secondes, mais elle n'en dégringola pas moins frissonnante et affligée de lèvres gercées dans le salon de son petit appartement.
Dans ses bras, le bébé gémit mais n'ouvrit pas les yeux, heureusement. Elle lui caressa machinalement le front et plissa les sourcils lorsque ses longs doigts pâles effleurèrent la cicatrice en forme d'éclair.
Hors de question de laisser un fragment d'âme squatter dans la tête de son neveu. Surtout une âme comme celle-là : le lambeau déchiqueté puait abominablement la malfaisance et la corruption. Comment les mortels avaient-ils pu manquer pareille immondice ? Ne s'étaient-ils même pas donné la peine d'examiner le petit après l'épreuve qu'il venait de traverser ?
C'était triste à dire, mais l'hypothèse était plus que probable. Les Midgardiens n'étaient vraiment pas très avancés intellectuellement en tant qu'espèce, malgré de rares exceptions individuelles.
« Et bien, au travail » soupira Leah avant de s'installer confortablement dans le canapé, le majeur et l'index gauches posés sur la cicatrice rouge et enflée.
La tâche fut aussi dégoûtante qu'épuisante : sentant instinctivement son incapacité à survivre hors d'un hôte, le lambeau s'agrippa de toutes ses forces à l'âme du bébé, et la jeune femme dut déployer des trésors d'ingéniosité pour l'empêcher de laisser des marques permanentes sur l'essence du bambin. Lorsqu'enfin, tout fut évacué, trois heures du matin venaient de sonner, Leah avait des cernes sous les yeux, et sa main ainsi que le front du petit étaient barbouillés de mélasse noire au délicat fumet de charogne en décomposition.
Complètement vidée, elle eut à peine la force de remuer un doigt pour faire disparaître la cochonnerie avant de sombrer dans l'inconscience, le bébé reposant sur sa poitrine.
« Mama ! MA-MA ! »
Les fabricants de réveils pouvaient aller se rhabiller, rien de tel qu'un môme de quinze mois vous braillant dans l'oreille pour vous arracher au doux royaume des poneys arc-en-ciel.
« Bonjour à toi aussi » maugréa Leah en écartant péniblement les paupières, maintenant sa prise sur le petit qui se tortillait.
« Veux Mama ! » insista le petit, son visage dodu orné d'une moue boudeuse à faire fondre la douairière la plus sèche.
Bon, de la délicatesse. Et de la gentillesse.
« Maman n'est pas là » annonça Leah de sa voix la plus douce. « Elle est allé faire dodo, tu te rappelles ? »
Le petit cligna des paupières.
« Monsieur noir » finit-il par articuler soigneusement. « Monsieur fait ha ha ha et Mama dodo ? »
« Oui, comme ça. Et comme ta maman fait dodo, c'est moi qui m'occupe de toi. Tatie Leah. D'accord ? »
Le bambin la considéra attentivement puis tendit une main potelée pour en agripper son col de chemise.
« Tie Lee » fit-il. « Ti-lly. Tilly nounou ? Comme Pamo et Nanar et Ver ? »
« Oui, comme ça » confirma-t-elle avec un petit sourire.
La réponse dut être jugée acceptable par le petit qui renifla.
« Hawwy veut des œufs. Et jus fèze. »
« Des œufs et du jus de fraise ? Très bien, Johnny. »
« Pas Johnny » gloussa le petit. « Je Hawwy ! »
Leah lui adressa un clin d'œil.
« C'est un jeu, mon chat. Maintenant, tu t'appelles Johnny. Si tu dis que c'est Harry, tu perds. D'accord ? »
L'enfant réfléchit très fort le temps de trois secondes puis lui décocha un grand sourire plein de dents de lait.
« Okay ! »
Une fois Johnny repu, débarbouillé – bon sang de bois, elle avait hâte qu'il sache manger sans en mettre partout sur lui ou sur les meubles – et installé sur le tapis avec quelques peluches et cubes de bois récupérés à Godric's Hollow, Leah put enfin s'installer sur le canapé et décacheter la lettre scellée à la cire rouge pour en extirper un rouleau de parchemin sur lequel on avait rédigé à la plume d'oie – pouvait-on faire plus moyenâgeux, franchement ?
A l'attention de Madame Pétunia Dursley, née Evans
C'est avec le plus grand regret que je dois vous annoncer le meurtre de votre sœur Lily et de son mari James Potter des mains du forcené qui a accablé la nation sorcière pendant près de vingt ans. Cependant, le sacrifice aimant de votre sœur a permis d'assurer la survie de son jeune fils, Harry, aux dépens de celle du meurtrier.
En vertu de ce sacrifice, Harry sera protégé de tout sorcier hostile à sa personne tant qu'il résidera chez quelqu'un du sang de sa mère, en l'occurrence vous, Mme Dursley. Les protections se sont érigées dès que vous l'avez introduit sous votre toit, et ne se dissiperont que lorsqu'il atteindra son dix-septième anniversaire. Dans le cas où il viendrait à disparaître de votre demeure, soyez assurée qu'une équipe de nos meilleurs agents sera dispatchée pour vous le ramener dans les plus brefs délais.
Comme votre sœur vous l'a certainement appris, Harry se devra d'effectuer sa scolarité au collège Poudlard où il bénéficie d'ores et déjà d'une inscription, et ce dès qu'il atteindra onze ans. D'ici là, personne de notre communauté ne vous dérangera, ce qui vous donne toute latitude pour élever votre neveu sans interférence.
Veuillez agréer, etc,
Albus Dumbledore, Directeur du collège Poudlard
Si le petit n'avait pas été là, Leah aurait été chercher la bouteille d'alcool la plus forte disponible dans sa réserve pour la vider d'un seul trait. A quoi diable pensait ce vieux con ?
Si la sang-magie était classifiée dans le registre de magie noire, c'était pour une bonne raison, qui était que le plus petit défaut dans son utilisation vous exploserait à la figure avec autant de force que Nagasaki et Hiroshima réunis. Et ce bougre d'abruti s'en était servi de telle manière que si son plan avait fonctionné, Johnny aurait fini mort, mutilé ou totalement détruit au niveau psychique.
Forcer Pétunia Dursley à accepter le bambin sous son toit plutôt que de la laisser l'accueillir de son plein gré aurait impacté le sort, et pas de manière positive : les rituels cafouillaient et manquaient d'efficacité si les participants n'y mettaient pas leur cœur et leurs tripes. Dans pareilles conditions, l'efficacité de la protection aurait été diminuée de moitié, au minimum.
Bien sûr, que le grand imbécile préfère mettre la femme au pied du mur plutôt que de lui donner le choix en disait long sur la relation que Pétunia Dursley avait entretenue avec la défunte Lily Potter : autrement dit, hostilité et rancune, des sentiments hélas trop répandus au sein des familles terrestres où apparaissait un enfant magique.
Des sentiments dont la sang-magie se nourrissait plus facilement que de l'amour, et qui auraient transformé la protection en prison, la gardienne en bourrelle, la sécurité en tourment. Pour l'amour d'Ymir, les elfes utilisaient le rituel comme torture pour les plus endurcis de leurs criminels !
Et dernier point qui n'était pas des moindres, la protection ne se serait activée que si Johnny était bel et bien apparenté à la femme Dursley, ce qui n'était assurément pas le cas, et que le vieux croûton aurait su si seulement il avait pris la peine de consulter les registres non-magiques !
Oui, parfois, Leah se sentait réellement sur la même longueur d'onde que les meurtriers psychopathes. Pareille stupidité exigeait l'euthanasie, et tous les jurys au monde l'auraient non seulement félicitée, ils lui auraient décerné une médaille aussi large qu'une assiette à soupe.
Un éclat de rire lui fit lever la tête : le petit s'amusait à faire danser son ours en peluche – ou plus exactement, à lui infliger des mouvements spasmodiques et désordonnés, et ceci sans le toucher. Elle sentit sa rage fondre comme neige au soleil devant son besoin de roucouler bêtement.
Une nation capable de pondre pareils crétins ne méritait pas un tel enfant, ça crevait les yeux. Et bien, ils auraient une vilaine surprise, lorsqu'ils voudraient lui envoyer son invitation à Pot-de-lard, parce que le petit ne serait pas là. Et ils auraient beau courir partout comme des poulets sans tête, ils ne retrouveraient jamais leur précieux Survivant, leur enfant-héro.
Car après tout, qui parmi cette communauté de cornichons irait faire le rapprochement entre Harry Potter, l'orphelin célèbre pour ne pas être mort en dépit du bon sens, et Jon Stark, héritier de l'une des plus grosses fortunes non-magiques au monde ?