Il fait trop froid pour être dehors. Le sel porté par le vent se mélange sur les papilles de Maia au sel de ses larmes. Il ne pleut pas, Dieu merci.
Il fait trop froid pour être dehors, mais Maia ne rentre pas. Le bruissement des vagues l'apaise. Le monde semble être contre elle aujourd'hui, et la plage déserte est sa seule alliée. Elle est assise là depuis longtemps. L'eau a traversé son jean, et maintenant ses fesses sont trempées. Le froid la réveille un peu, l'aide à se fixer. Elle est sur la plage, comme prenant une pause dans cette affreuse journée. Sa gorge est crispée, et elle doit se forcer pour respirer.
Mais le temps passe, et Maia se calme. Elle vient là pour ça, après tout. Bientôt, son alarme sonnera, et il lui faudra rentrer. Pour le moment, les cris des oiseaux lui tiennent compagnie. Elle est déçue d'elle-même, en voyant qu'elle a encore besoin de venir ici tout les vendredis soirs. Il est passé à autre chose, si facilement. Pourquoi c'est si dur pour elle de passer à autre chose aussi ? C'était il y a des mois, mais les événements ne cessent de repasser dans sa tête, le jour comme la nuit.
Maia était allée au lycée en traînant des pieds, ce matin là. Elle n'avait plus aucune motivation : son parrain, Harry Clearwater, était décédé depuis cinq jours. A l'enterrement, elle n'avait vu son meilleur ami que de très loin, et il n'était pas revenu en cours depuis. C'était compréhensible, bien sûr : Seth venait de perdre son père. Il avait sûrement besoin de temps, et c'est pour ça qu'il ne répondait pas à ses messages. Mais il lui manquait. Elle en avait marre de manger seule le midi, et cette après-midi, elle allait devoir supporter les cours assommants de Monsieur Delaunay toute seule. Le français était la seule matière que Maia partageait avec son meilleur ami.
En allant vers son casier, pour la première fois depuis le début de la semaine, elle croisa le jeune homme. Il était revenu en cours.
« Seth !» Elle eut beau l'appeler trois fois, il ne se retourna pas.
A ce moment, Maia essayait encore de se convaincre qu'il n'avait pas entendu. Elle était pressée, son cours de trigonométrie commençait dans une trentaine de secondes. Elle ne le poursuivit pas.
C'est à midi, quand elle s'aperçut qu'il ne s'était pas installé à leur table, que la lycéenne comprit que quelque chose clochait vraiment. Était-ce à cause de l'enterrement ? Elle était venue, mais n'avait pas osée s'asseoir à côté de lui, dans le rang de la famille.
Elle aurait voulu avoir le courage de se lever et lui demander des explications, mais il était installé à la table du gang. Maia n'aimait personne autant qu'elle adorait Seth. Mais il n'y avait personne qu'elle craignait plus que Paul Lahote, depuis qu'il lui avait hurlé dessus juste parce qu'elle l'avait percuté dans un couloir. Et le cours de français n'était que dans une heure, elle aurait tout le temps de discuter avec Seth au lieu d'apprendre la conjugaison du passé composé.
Mais dans le cours de français, rien ne se passa comme prévu. Seth était en retard, et quand finalement il pénétra dans la petite salle de langue, il partit s'asseoir à un autre îlot, loin d'elle. Confuse, elle passa la moitié de l'heure à le regarder, sans jamais qu'il ne tourne les yeux dans sa direction. Puis elle lui envoya un message, le portable caché sous le bureau.
Tu m'ignores ?
Pas de réponse. Elle vit le moment où il baissa les yeux pour lire le SMS. Après quelques minutes à espérer, elle se concentra sur le cours. Il y avait des examens deux semaines plus tard. Peu importe ce qui arrivait à Seth, ça ne devit pas valoir la peine qu'elle mette en danger ses études. Il lui parlerait à la sortie.. Non ?
A la fin du cours, il se précipita dehors avant qu'elle n'ait eu le temps de se lever. Il avait l'air triste et préoccupé, si loin de son comportement habituel… Elle comprenait évidemment ce que la mort de son père lui faisait : la mère de Maia avait été tuée par un arbre dans une tempête deux ans auparavant. Mais elle ne comprenait pas qu'il refuse de lui parler.
Après une heure assommante d'histoire, que Maia passa à se ronger les ongles, elle se fit à l'idée que ce soir encore, il lui faudrait rentrer toute seule. Seth ne se pliait à aucune de leurs habitudes, et elle doutait qu'il marche avec elle comme il le faisait avant. Comme pour confirmer cette pensée maussade, son téléphone vibra une fois, pour annoncer un message. C'était de lui, mais étrangement, Maia ne s'attendait pas à ce que ce soit positif. Elle prit son temps pour ouvrir le SMS.
Jveux plus te voir.
« Jveux plus te voir. »
Quinze ans d'amitié foutus en l'air par une seule phrase. Assise seule sur la plage, Maia repense à la manière dont elle a fondu en larmes devant tout le monde, gagnant par la même occasion des moqueries à répétition. Il faut avoir eut une amitié aussi forte que la leur pour comprendre la douleur de la jeune fille. Depuis sa naissance, elle n'a jamais passé plus d'une semaine loin de son meilleur ami. Et soudain à quinze ans, il décide de ne plus lui parler. Et ça dure, ça dure depuis deux mois. Et c'est dur. C'est si dur, car Maia n'a plus personne à qui se confier. Normalement, c'est avec Seth qu'elle discute de tout ses problèmes.
Mais à qui pourrait-elle se plaindre de Seth qui ne lui parle plus ? Elle avait ce genre de relation avec sa mère, avant son décès. Les conversations avec son père actuellement se limitent aux nécessaires « Je veux bien de l'eau » et autre « Pizza ce soir ? ».
Maia n'aime plus la solitude. Mais elle ne veut pas se chercher de nouveaux amis non plus. Si elle n'a jamais tissé de lien avec eux en quinze ans, c'est que les autres étudiants de La Push ne valent pas le coup.
Alors elle reste seule, assise sur un banc, à la cafeteria, en cours, ou sur la plage déserte. C'est moins dur d'être seule ici que seule au milieu d'une foule. C'est plus facile d'être seule loin de Seth, aussi. Le voir avec ses nouveaux amis, c'est un coup de poignard dans son ventre. Une blessure pas cicatrisée rouverte sans remords. Et son cœur saigne déjà bien trop pour subir ça.
Maia n'a plus froid. Son alarme a sonné, puis s'est arrêtée. Elle n'a pas la force de se lever. De toute façon, elle ne sent plus ses jambes, ni ses bras. Elle voudrait juste s'endormir et tout oublier. Ses yeux brûlent : c'est peut-être ses larmes ou le sel ou la fatigue, elle ne sait pas. C'est un peu mieux quand elle les ferme, alors elle le fait. Les cris des goélands semblent soudain si loin…