Te chercher dans la brume


Petite précision.

Cet OS a été écrit pour le premier projet d'un groupe Wattpad que nous avons créé conjointement à six auteur-ice-s de SasuNaruSasu : Écho (SongesYaoi), Ellyra Yaouri, Kio Tsuki, Shaleinaa, Yoalie et moi-même.

Le thème commun de ce premier projet était « L'amour est une guerre », et l'interprétation était totalement libre. J'ai trouvé ça super intéressant de voir la façon dont chacun-e de nous s'est approprié cette simple phrase, et je vous conseille chaudement d'aller jeter un œil aux écrits des autres, parce que ça en vaut largement le coup !

Vous trouverez tout sur Wattpad, sur notre profil commun : SasuNaruRengokai.

Merci à cell-eux qui auront lu cette note, et bonnes fêtes de fin d'année à tou-te-s !


J'évolue à tâtons dans la nuit sans fin

Alors que je me risque à regarder par la fenêtre, une onde de lumière déchire l'horizon dans un vacarme assourdissant. Je sens jusqu'ici l'onde de violence qui secoue la terre et fait trembler les vitres. Ce n'est vraiment pas le moment de rester planté là à observer le spectacle macabre qui se déroule devant mes yeux, comme toujours, abasourdis. Jamais je ne m'y habituerai. Bien au contraire… À chaque nouvelle bombe, chaque nouvel éclair, chaque nouvelle déflagration, je me sens plus nauséeux. Mes souvenirs reviennent me torturer l'esprit et harceler le peu de raison qu'il me reste.

Fuyant la fenêtre et ce qu'elle me montre, je récupère un gros pull en laine sur le fauteuil de mon petit appartement, m'empare de mon couvre-lit pour m'emmitoufler dedans, et quitte la pièce en plaquant l'épais tissu contre mes oreilles pour atténuer le fracas des destructions et le tempo lancinant de l'alarme qui résonne en rebondissant sur tous les murs de la ville – tout du moins ceux qui tiennent encore debout.

Il ne me faut que quelques pas pour rejoindre la cave de la maison, pourtant j'ai l'impression que cela m'a pris des heures. Et lorsque je referme la porte dans mon dos, j'ai du mal à calmer mon souffle affolé. La main posée sur mon cœur battant, je me concentre sur des détails rassurants : je suis en sécurité, le plafond de la cave est solide, tout cela n'est que l'histoire de quelques heures, et ma réserve de biscuits salés m'attend à quelques pas de là. Ce n'est pas la première nuit que je passe dans ma petite cave humide ; ce ne sera certainement pas la dernière.

À tâtons, je cherche la lampe que je sais avoir laissé à côté de la porte, l'allume, et trace mon chemin jusqu'au fond du petit couloir. En passant devant la première porte, je remarque un rai de lumière filtrer par en-dessous. La famille qui vit au premier étage s'est donc réfugiée ici aussi…

En refermant la porte de ma petite cave, je ne peux m'empêcher d'y donner deux tours de clef, et de vérifier trois fois que la serrure est correctement enclenchée. Respire Sasuke, respire. Mange quelque chose, lis un bouquin, et change-toi les idées. Plus facile à dire qu'à faire… Si cette foutue guerre s'éternise, je vais finir par épuiser mon stock de romans… Quant à espérer trouver une librairie encore ouverte, je n'y compte même plus.

En promenant mon regard désabusé sur les piles de livres qui prennent la poussière, posées sur les étagères bringuebalantes, j'avise soudain le coin d'une boîte en bois vieilli, qui dépasse de derrière quelques ouvrages aux tranches jaunies. Mon cœur se serre avant même que je ne me souvienne de ce que c'est… un coffre que je n'ai pas ouvert depuis des années ; la seule chose, avec les livres, que je sois parvenu à récupérer après la mort de mes parents. Je me souviens vaguement de l'avoir ouvert sans regarder ce qui traînait dans le fond, et d'y avoir fourré en bazar des idioties, des souvenirs et des inutilités chargés de mélancolie. Et je me souviens surtout de ne pas y avoir touché depuis. Il m'a suivi comme un totem ; trop cher à mon cœur pour que je parvienne à m'en débarrasser, trop lourd de réminiscences pour que j'ose y poser mes doigts.

Ce soir, dans le froid et l'angoisse latents qui brodent ces longues nuits ponctuées de bombardements aériens, aurai-je enfin la force d'ouvrir la boîte de Pandore ?

La réponse me vient lorsqu'un bruit sourd retentit, plus proche encore que les autres, suivi d'une secousse qui fait s'effriter les joints du mur. Je grince des dents en resserrant l'étreinte de mon couvre-lit autour de moi. Qui sait si un obus pourrait me tomber sur le coin du nez en m'ôtant la possibilité de savoir ce qu'il y a dans ce coffre ? Question rhétorique ; je pourrai très bien mourir dans la seconde.

Le cœur battant la chamade, je pousse une par une les piles de livres dangereusement oscillantes pour atteindre le petit coffre, et me pose sur un vieux matelas plié en deux pour être plus à mon aise. Un grincement désagréable de serrure plus tard, un amas d'objets hétéroclites se révèle à mes yeux curieux. D'une main hésitante, je récupère une écharpe quelque peu élimée. Sa couleur lie de vin me transporte en un clin d'œil, et je me muche dans ses mailles raidies par le temps pour retrouver les bras de ma mère. Elle la portait en châle tous les hivers, à longueur de temps… Un réconfort dont elle ne parvenait pas à se défaire, et qui, aujourd'hui, calme mes appréhensions après avoir si bien effacé les siennes. Je l'enroule savamment autour de mon cou avant de saisir un vieux carnet usé, où je reconnais l'écriture de mon père. Il y comptait scrupuleusement nos dépenses et y notait les listes de courses, de son écriture pressée et saccadée.

En-dessous, je récupère une boîte en métal rouillé qui renferme quelques pièces de monnaie et une vieille clef qui ne retrouvera probablement jamais sa serrure. Et puis une enveloppe épaisse où s'encollent quelques photos que je n'ai pas encore le courage d'effeuiller.

Je la glisse dans ma poche avant de repartir à l'assaut de ce fouillis de souvenirs, où s'emmêlent les lacets de ma première paire de chaussures – griffée par mes aventures hasardeuses dans le jardin – à une vieille chaîne en argent sans pendentif que je me souviens avoir toujours vu prendre la poussière sur le guéridon du vestibule.

Et puis soudain, au milieu du chaos, une couverture de papier tâchée, écornée, gribouillée de quelques dessins faussement dissuasifs qui perdent de leur sens en s'entassant. Serait-ce seulement possible ? Je retiens mon souffle en m'emparant du vieux carnet, retraçant dans mon esprit ces lignes que je connais encore par cœur. Dans le coin de la couverture, mon nom est écrit en tout petit. Et à la première page, sur le papier fin qui semble avoir bu les quelques lettres après tout ce temps passé enfermé, mon écriture d'adolescent s'étale : « Vire tes sales pattes de ma vie privée ! ».

Un ricanement mal contenu s'étouffe dans ma gorge. Il faut croire que je suis aussi passé par la case de l'adolescent révolté contre tout et tout le monde. Moi qui pensais avoir échappé un minimum aux clichés…

Je passe rapidement les premières pages, mon incompréhension face à la guerre, ma peur face au départ de ma mère pour le front – carrière dans l'armée oblige – tout cela mêlé aux premières questions et frustrations de l'adolescence.

Toutefois, une date en particulier attire mon attention. S'il faut que je perde mon temps à faire quelque chose d'inutile pour me changer les idées, autant lire…

Je me souviens de ton rire mélodieux

J'ai pas écrit depuis un bout de temps… Faut croire que j'avais pas la tête à ça. Je m'explique, parce que j'ai besoin de mettre des mots dessus, sinon je crois bien que je pourrais éclater : mes parents se sont plus ou moins débarrassés de moi. Pourquoi plus ou moins ? Parce que je ne sais même pas moi-même quoi en penser. Sur le coup, j'étouffais de colère. Avec des phrases toutes faites du genre « C'est pour te protéger. » et « On ne veut que ton bien ! », ils m'ont envoyé vivre à la campagne, dans une famille que je ne connais pas du tout, le temps que la guerre cesse. Mais qui peut savoir combien de temps encore cette saloperie va durer ? J'en sais rien, ils n'en savent rien, personne n'en sait rien ! Autrement dit, je n'ai aucune idée de quand je reverrai mes parents – si je les revois un jour. En ville, les raids aériens sont fréquents, et les troupes de soldats, mêmes amies, n'ont parfois pas le moindre scrupule à user de la force pour se cacher ou récupérer de la nourriture.

Voilà pourquoi ils m'ont envoyé ici, dans ce coin de cambrousse paumé où tous les visages me sont inconnus. J'en ai fait des cauchemars les premières nuits. J'étais entouré de visages blancs, vides, sans le moindre relief. Ils me fixaient tous, même sans avoir d'yeux, et je me noyais dans leur masse informe. Flippant.

Et aujourd'hui ? La colère est un peu passée, même si j'ai l'impression qu'elle ne fait que se taire, et qu'elle reste cachée au fond de mon estomac, prête à bondir à tout moment en hurlant. En tous cas, c'est la peur qui rythme mes journées, et quelques fois mes nuits, aussi. Je déteste avouer ça, et c'est pour ça que je préfère l'écrire sur ce bout de papier en espérant que personne ne le lira un jour. J'ai peur pour mes parents, j'ai peur de tous ces gens que je ne connais pas, j'ai peur pour ma mère qui se bat et qui ne peut que rarement me donner de ses nouvelles. J'ai peur des rumeurs d'armes à feu que j'entends parfois, au loin. Et des infos qui balancent en continu des nouvelles qui donneraient à n'importe qui l'envie de s'enfermer dans un sous-terrain barricadé pour les dix prochaines années.

Parfois, Kushina Uzumaki essaie de me rassurer. Avec son sourire et ses manières un peu maladroites, elle me dit qu'ici je suis en sécurité, et que tout sera bientôt fini. Extérieurement, je lui souffle, quelques fois, un « merci » à peine convaincant ; intérieurement, je hurle. Je voudrais tellement lui gueuler dessus, lui dire d'arrêter de raconter des conneries stupides, parce qu'elle n'en sait rien, elle non plus ! Lui demander d'arrêter de me prendre pour un gosse fragile qui a besoin d'être calmé dix fois par jour.

Je suis plus un gosse ; je sais bien ce qu'il se passe dans notre pays de merde, et dans d'autres aussi d'ailleurs. Les gens s'entretuent pour des raisons stupides, et des innocents en paient le prix cher pendant que les politiques sirotent leur café dans des résidences ultra-protégées. Je ne suis pas beaucoup plus en sécurité dans leur cambrousse que chez moi, et je ne m'y sentirai jamais bien. Elle pourra toujours répéter son discours, l'idée est là : ses mots ne changeront rien à la réalité.

Au moins, son mari n'essaie pas de décorer la merde avec quelques fleurs. Minato est plutôt du genre honnête, et il ne parle pas inutilement. Quant à Naruto, leur fils, il a beau déblatérer un nombre incalculable de conneries à la minute, il a lui aussi horreur des fausses apparences.

Ça doit bien être le seul point qu'on ait en commun… Ce mec, je n'arrive pas vraiment à le cerner. Comment expliquer ? On dirait qu'il a deux personnalités. Ça fait que deux semaines qu'on se connaît, alors je ne peux pas non plus dire que j'ai dressé un profil psychologique complet ! Mais il y a quand même quelques détails que j'ai pu remarquer.

Le soir, quand il est avec ses parents, il est adorable et serviable. On ne parle pas beaucoup seul à seul, mais il a l'air plutôt ouvert d'esprit, et drôle. Par contre, le peu que je le vois avec ses potes du lycée, j'ai à chaque fois l'impression que c'est quelqu'un d'autre. Encore une fois, je ne le vois pas souvent dans la journée, parce que je suis au collège et qu'on n'a pas les mêmes horaires de cours. Mais il m'est arrivé de le croiser avec ses amis, et c'est plutôt déstabilisant. Son sourire est narquois, ses yeux s'étirent étrangement, et il donne l'impression de pouvoir mordre à tout instant. Dur de dire que j'ai confiance en lui, et pourtant… Je ne sais pas, j'ai envie de connaître plein de choses sur lui, de lui poser plein de questions. Comme dirait ma mère, je suis intrigué. Elle m'a souvent dit que j'étais curieux, mais je l'ai rarement été envers quelqu'un. Alors pourquoi lui ? Peut-être justement parce que j'ai envie de savoir d'où lui viennent les deux côtés de sa personnalité ? Je n'ai pas encore la réponse, mais je suis bien décidé à l'avoir un jour.

Pourras-tu faire battre mon cœur, de nouveau ?

Ainsi se termine les quelques lignes que j'avais écrites ce jour-là. Ainsi mes souvenirs, qui se sont déversés en moi à la lecture, commencent à s'agiter en mon for intérieur. Ce qui était resté une mer d'huile pendant les trois dernières années s'agite, et me donnerait presque le mal de mer. Je me sens étrange, ballotté par tout ce que je croyais avoir abandonné et enterré en quittant cette campagne, toute en nuances de joies colériques et de tristesses agréables.

Je laisse mon carnet tomber sur le sol en se refermant, et glisse sur le matelas pour m'y allonger de travers, tout occupé que je suis à projeter mes souvenirs sur l'écran blanc du plafond de la cave.

Je me souviens du jour où je suis arrivé chez les Uzumaki ; je m'en souviens en flashes, comme si ma mémoire avait épinglé quelques clichés légèrement flous dans ma tête. Je n'avais pas encore vraiment réalisé ce qu'il m'arrivait. La guerre, je ne l'avais vue que dans les films ou dans les livres, je ne la connaissais que de loin, comme une silhouette qui ne fait vraiment peur que quand elle s'approche. À quatorze ans, on ne réalise pas toujours l'ampleur de ce qu'il se passe dans notre vie. Et je n'ai pas fait exception. Lorsque ma mère est revenue en permission pendant deux jours, et qu'elle a convaincu mon père de m'éloigner de la ville parce qu'elle s'inquiétait de l'avancée des troupes ennemies, j'ai naïvement cru que je partais en vacances à la campagne pendant quelques jours, que j'aurais le droit de revenir chez moi pendant les week-ends, et que mes parents viendraient me rendre visite de temps à autres.

Et puis, le jour du départ, sur le quai bondé de la gare où piaillaient des dizaines d'enfants paniqués, ma mère m'a serré désespérément dans ses bras en me disant qu'elle ferait tout son possible pour se battre de manière exemplaire, dans l'espoir de venir vite me chercher. Mon père, lui, s'est excusé de ne pas pouvoir venir avec moi, disant qu'il devait garder la maison et qu'il préférait rester proche de sa femme au cas où elle aurait besoin de lui. C'est à ce moment que la réalité, insidieuse et glacée, s'est distillée dans mes veines à la vitesse de l'éclair.

J'ai compris que je ne partais pas en vacances, et que je n'avais pas la moindre idée de quand j'aurai le droit de rentrer chez moi – en alléguant qu'il reste encore un « chez moi » après tout cela. Lorsque je suis descendu sur le petit quai, après plusieurs heures de voyage, la colère m'aveuglait tant que j'ai détesté les sourires censés m'accueillir. Je vois encore Minato, ses grands yeux bleus rieurs et sa bonne humeur presque éblouissante. Je me rappelle des grands gestes de bras qu'avait faits Kushina pour me saluer, et de ses longs cheveux roux qui voletaient dans la brise de la fin de l'été. Et je n'ai jamais oublié le regard inquisiteur de Naruto qui s'était posé sur moi comme s'il pouvait voir ce que moi-même ignorais avoir dans la tête.

Ma mémoire de cette période est morcelée, comme si on m'en avait arraché des morceaux sans mon consentement. Toutefois… je me demande si j'ai seulement l'envie de retrouver ces pièces de puzzle, éparpillées entre quelques pages d'un journal abîmé. Le goût amer de ces quelques années de solitude est resté couché dans mon esprit, mal recouvert par le vernis un peu triste que les Uzumaki ont tenté de poser par-dessus.

Je jette un regard perdu à la couverture gribouillée qui gît sur le sol poussiéreux. Au milieu des traits noirs emmêlés, deux points bleus que je me souviens avoir griffonnés un soir, alors que mon inspiration faisait la difficile. En plongeant dedans, ils semblent prendre vie, et grandir vaillamment pour s'extirper de cet amas d'obscurité, mus par une volonté qui m'est familière. Peu à peu, ils occupent tout mon champ de vision, et s'habillent de quelques cils courts et de paupières rieuses.

Mon cœur se sert.

La personne que je suis devenue est-elle à ce point pessimiste qu'elle a oublié ça ? Sous le regard impitoyable de mon propre jugement intérieur, j'ai honte. Tout n'a jamais été tout noir. Et il serait bien immature de ma part de donner raison à mes caprices d'adolescents. Quand la guerre a tué mon espoir, s'il y a une personne qui n'a jamais failli à m'attirer vers de meilleurs auspices, c'est bien ce regard débordant de volonté. C'est Naruto, qui derrière ses apparences de jeune homme sûr de lui, et un peu moqueur, a toujours été là pour moi, sans pour autant tomber dans cette mièvre pitié que j'ai toujours tenu en horreur.

Un bruit assourdissant retentit en faisant trembler les murs de la cave, et je me recroqueville sur moi-même par pur réflexe, perdant de vue les deux points bleus dessinés sur le vieux papier de mon journal.

Et lorsque je redresse la tête d'entre mes bras croisés, je ravale ma salive, fin prêt à faire face à ma propre réalité : Naruto me manque. Sur les ruines de ma vie passée, il est le seul pilier que j'espère pouvoir remettre debout. Et qui sait… peut-être pourrai-je reconstruire quelque chose par-dessus ?

Le temps n'est plus à l'apitoiement, Sasuke ! Bouge-toi, parce qu'il n'y a guère qu'en le retrouvant que tu auras la réponse à cette question brumeuse.

Le cœur battant à tout rompre, je me lève de mon matelas pour récupérer le cahier écrasé au sol, puis me dirige vers l'étagère pour y récupérer un sac roulé en boule, en chasse une araignée qui court se réfugier derrière une boîte de livres, et y fourre en bazar mon journal, l'enveloppe de photos et l'écharpe de ma mère. Dès que les déflagrations se seront calmées, je monterai chercher quelques vêtements, et je partirai dans l'heure. Mon audace a ses limites, et je sens que si je ne lui donne pas raison rapidement, elle finira par se cacher de nouveau derrière les limbes de mon pessimisme.

Alors, les yeux grands ouverts, décidé à affronter la réalité tout entière pour la première fois de mon existence, je sers désespérément contre ma poitrine agitée mon sac à l'odeur poussiéreuse, et me rassois sur un bout du matelas pour attendre que les obus cessent de siffler, et que les sirènes veuillent bien se taire.

Tu es ce que je n'ai jamais été

Il y a toujours ce moment, lent et pesant, où je me retrouve seul dans ma petite chambre après avoir fini mes devoirs. Ma conscience me rappelle souvent que je pourrais ouvrir cette porte de bois, et passer du temps avec les Uzumaki. C'est facile d'ouvrir une porte, non ?

Je n'y arrive pas. Il y a tout le temps cette idée pénible qui revient tourner dans ma tête, celle qui me dit que ce serait manquer de respect à mes parents que de passer de bons moments, alors qu'eux n'en ont sûrement jamais. À ça, je rajoute ce goût amer des aurevoirs, l'indécision entre « ils l'ont fait pour moi » et « ils se sont débarrassés de moi », et je remue mes idées noires comme un sorcier au-dessus de son chaudron fumant, jusqu'à ce qu'on appelle mon nom pour aller manger.

Parfois, j'ai l'impression de ne pas savoir comment crier ce que j'ai sur le cœur. Mes frustrations sont comme coincées dans la gorge. Elles prennent tellement de place qu'elles m'empêchent de respirer, et ça me rend dingue. J'ai envie de gueuler, mais je le fais pas. À quoi bon ? Ça servirait qu'à faire chier certaines personnes, ou à en inquiéter quelques autres, qui de toutes façons ne peuvent rien pour moi. Alors je gueule sur mon papier. Je gueule que je me sens seul, même avec des gens autour de moi. Je gueule que je ne veux pas de la sympathie de mes nouveaux camarades de classe, parce que qu'est-ce qu'ils pourraient bien comprendre à ce que j'ai dans la tête ? Je gueule que ceux qui subissent les conséquences de cette foutue guerre de merde ne l'ont jamais voulue, et que ceux qui l'ont cherchée n'auront jamais à se soucier des obus et des balles qui fusent. Je gueule que je me sens inutile et que ça me bouffe ! que ça me ronge de l'intérieur, ça et tous mes regrets, et que si ça continue comme ça, je me demande bien ce qu'il restera de moi dans quelques années. Un fantôme… un spectre qui obéit aux ordres aveuglément… un pantin qui n'a plus envie de vivre ?

Ça me fait froid dans le dos. Je veux arrêter le temps pour ne pas tomber un peu plus dans ce gouffre qui me tend les bras, et la seconde d'après, j'aimerais pouvoir accélérer les jours pour qu'on sorte enfin de cette guerre débile ! Et puis je réfléchis un moment, et j'ai peur de tous ces sentiments contradictoires. Est-ce que, si je trouvais quelque chose pour m'occuper l'esprit, je me sentirais mieux ?

Peut-être qu'en me concentrant sur autre chose, je réussirais à tuer mes prises de tête ?

Il faut que je trouve quelque chose, mais quoi ? Si j'avais des amis, je ferais comme Naruto : rester discuter avec eux jusqu'à ce que le soleil soit bas dans le ciel, et rentrer juste à temps pour mettre la table. Sauf que j'ai beau dire que je ne fais pas confiance aux autres, et que je préfère garder une distance entre moi et le reste de la classe, la vérité, c'est que c'est mon comportement qui les tient à l'écart, et que ce sont eux qui fuient, et pas le contraire.

C'est mieux comme ça, c'est vrai, mais je me demande bien ce à quoi je vais pouvoir occuper mes soirées. Peut-être que je trouverais une idée demain…

La seule lumière que je voulais bien voir

Je referme le journal en poussant un petit soupir ironique, avant de me plonger dans l'observation du paysage vallonné qui défile au travers de la vitre sale du train. Même les arbres, qui s'inclinent paresseusement dans le courant d'air que notre passage provoque, semblent se donner des tapes dans le dos en se moquant de moi. Quel gamin impossible j'étais… Je crois que si je parviens à retrouver les Uzumaki, la première chose que je dirai est un grand merci, et la deuxième, aussi rapidement que possible, est un « je suis tellement désolé » sincère. J'ai bien conscience que l'adolescence est une période compliquée pour tout le monde, a fortiori quand on la vit dans une époque si troublée que celle-ci, mais j'aurais préféré m'être moins penché dans des divagations comme « je suis incompris du reste du monde » ou encore « laissez-moi souffrir en paix ».

Si mon attention n'était pas accaparée par le moindre bruit suspect, j'aurais sûrement pu rire de cette nouvelle lecture. Toutefois, mon angoisse latente refuse de se calmer, et je me surprends à jeter régulièrement des regards circonspects autour de moi pour m'assurer que rien d'étrange ne se prépare dans ce wagon bringuebalant ou à l'extérieur. Cela fait une éternité que je ne mettais le pied dehors que pour faire quelques courses, et je dois bien avouer que me retrouver dans un endroit clos, entouré de gens que je ne connais aucunement, n'a rien pour me rassurer.

Il faut que je calme mes nerfs, et ce n'est pas en regardant lentement les buissons et les champs passer sous mon nez que j'y parviendrai. Je remets donc mon vieux carnet dans mon sac élimé, que je balance sur mon épaule en me levant. Avec un peu de chance, bouger me changera les idées.

En me redressant, je sens la caresse glaciale du métal de mon arme contre le bas de mon dos. Je frissonne dans l'air pourtant chaud – je n'ai jamais apprécié ce contact, et pourtant, je suis incapable de m'en séparer. Délicate ironie du sort… ! Durant les quelques mois où j'ai servi sous les drapeaux, devoir m'emparer d'armes m'inspirait une sainte horreur, et j'évitais de les manipuler autant que faire se peut. Et pourtant, à ma démobilisation, j'ai emporté avec moi mon revolver, et je n'ai jamais réussi à m'en débarrasser. Il est toujours proche de moi, sous mon oreiller, ou glissé à ma ceinture, comme un garde du corps qui me rappellerait constamment d'un ton cynique que j'ai besoin de lui. L'Homme est faible face à ses démons…

Voilà que je recommence à broyer du noir. Décidément, j'ai une propension dangereuse à m'apitoyer sur mon sort. Il faudra que je demande son secret à Naruto… Je sais son talent à voir les choses du bon côté, et je crois en avoir grandement besoin en ce moment.

Alors que j'ouvre la porte du troisième wagon que j'ai traversé, un grésillement désagréable interrompt mon mouvement, suivi de quatre notes au xylophone, et d'une voix nasillarde qui crachote dans les haut-parleurs : nous arrivons dans quelques instants. Je sens mes lèvres s'étirer sans même le vouloir. Réaliser de tout mon être que je vais retrouver ce village de campagne, coincé entre sa forêt et ses vallons, où j'ai passé deux ans de ma vie, me rend étrangement nostalgique ; en tous cas plus que je ne l'aurais cru.

Et lorsque je débarque sur le petit quai de bois, mon regard s'égare alentour, et je perds la notion du temps. La petite route caillouteuse qui passe devant la gare se noie entre quelques collines. Au loin, les petits sommets hérissés de sapins dessinent l'horizon noir qui tranche le ciel blanc. Et tout autour de moi, des maisons de pierres se pressent les unes contre les autres. Noyé entre les arbres, le village se voit à peine lorsqu'on s'en éloigne. Les souvenirs affluent sans que je ne parvienne à les contrôler, dragués par l'odeur résinée que la forêt, proche, émane.

L'odeur résinée de la forêt ? Pourtant, de ce dont je me souvienne, le parfum des arbres était quasiment toujours couvert par celui des petits commerces et des ateliers, entre herbes aromatiques, feus de forge et relents d'écurie. Quelque chose ne tourne pas rond ici, et le calme environnant ne fait que m'alarmer davantage. À cette heure de l'après-midi, je suis certain que la fin des cours devrait être proche, et que les exclamations enthousiastes des enfants devraient couvrir les discussions des adultes, que je n'entends pourtant pas.

Soucieux, je fais quelques pas dans les rues, où je ne croise qu'une grand-mère sortant de la boulangerie en s'enfuyant avec son pain comme une voleuse, et un homme d'âge moyen qui sort de sa maison pour jeter quelques épluchures de légumes aux ordures, me jetant en passant un regard suspicieux. Sur la place, la fontaine rieuse s'est tue, et la terrasse du bar est envahie de feuilles mortes. Au bout de quelques minutes d'errance, j'entends la grille de l'école grincer, mais pas un son joyeux de cloche ne retentit. Une poignée d'élèves en sortent, qui ne discutent guère entre eux, et se quittent rapidement pour filer chez eux.

Que s'est-il passé, ici ? Une angoisse sourde se tapit dans ma gorge, et je presse le pas vers l'autre bout du village, là où le bâtiment du collège s'appuie mollement contre celui du lycée, fier de toute sa hauteur et de ses grandes ouvertures encadrées de pierres de taille. Quelques regards méfiants s'accrochent à mon dos, mais l'inquiétude accapare toute mon attention. Ce salon de coiffure à la devanture lardée de panneaux « fermé », il n'était pas là avant… Est-ce que je suis passé par la bonne rue ? Il fallait tourner à droite après le cordonnier, pourtant, j'en suis sûr ! Ou bien est-ce que ces années loin d'ici m'ont fait perdre le peu de repères que je croyais avoir garder ? Je doute… je rebrousse chemin en cherchant du regard un indice dans tous les coins. Je ne sais plus où je suis. Est-ce encore le même village qu'il y a plus de trois ans ?

Au détour d'une ruelle, je retrouve le magasin de chapeaux devant lequel je passais pour aller m'acheter un goûter certains soirs. Alors le collège ne doit plus être loin…

Je ne sais combien de temps j'erre entre les rues emmêlées, et combien de fois j'ai dû faire demi-tour pour retrouver mon chemin, mais je finis enfin par apercevoir le haut mur de l'enceinte de l'établissement. Avec le temps gâché à vadrouiller tel un enfant perdu, les cours doivent déjà être finis… Entre la satisfaction d'avoir enfin trouvé cet endroit, et une étrange amertume, je m'approche.

Mais encore une fois, tout est trop silencieux…

Et lorsque je peux enfin constater de mes propres yeux la cause de cette mauvaise intuition qui me ronge les sangs depuis que je suis sorti de la gare, je déglutis. La cour est en friche, déformée par les touffes de mauvaises herbes qui ont poussé çà et là. Des fenêtres éventrées crachent dans le vent qui se lève leurs rideaux effilés, débarrassés de leurs couleurs chatoyantes. Le rouge de la salle de musique n'est plus qu'un vieux rose triste, et le bleu vif des salles de mathématiques est à peine distinguible. Le garage à vélos n'en est plus un, tas de pierres informe d'où dépasse des morceaux de bois pourri – ce qui avait été une porte. Quant au bâtiment du lycée, qui surplombait autrefois le reste du village de ses quatre étages, il n'en reste qu'un pignon branlant, et quelques murs éventrés. Les ruines vomissent leurs raz-de-marée de débris de plâtre, de bureaux cassés et de coins de tableaux brisés.

Ce serait atténuer la vérité que de dire que je ne m'y attendais pas. Je me vois encore errer dans le couloir des casiers pendant les pauses, à la recherche d'un coin tranquille ; courir entre les salles de cours et la cantine les jours de pluies ; chercher Naruto du regard dans la cour du lycée à travers les vitres de cette même cantine, et puis lui lancer des coups d'œil coupables lorsque je suis passé dans la même cour que lui l'année suivante.

Et Naruto, d'ailleurs ? Si le lycée a été bombardé, est-ce qu'il l'a été en pleine journée, alors que des élèves s'y trouvaient encore ? Si la végétation a déjà commencé à reprendre ses droits, c'est que l'attaque date. Est-ce que lui était encore au lycée ? Est-ce que… non, je n'ose même pas penser au pire. Avant de me faire des idées noires, il faut que je le retrouve.

D'ici, pas besoin de me demander par quelle rue biscornue je dois passer : le chemin est droit, et gravé au burin dans ma mémoire. Il s'enfonce entre quelques arbres échevelés, emprunte un petit pont pour passer par-dessus une rivière, et serpente ensuite dans une forêt verdoyante avant de longer un charmant hameau, où j'espère que les Uzumaki vivent encore. Pas la moindre hésitation en vue ; je réajuste mon sac sur mon épaule et file sans un regard en arrière.

Je prends à peine le temps d'apprécier la mélodie que jouent les planches de bois résonnant contre la structure métallique du pont à chacun de mes pas claudicants – l'insouciance de mes années adolescentes a disparu.

Je suis presque à bout de souffle lorsque je vois enfin l'orée de la forêt, et je me maudis par la même occasion d'avoir perdu autant d'endurance alors qu'il y a encore un an, j'étais au plus haut de ma forme. Oui, i peine un an, je pensais naïvement que rien ne pouvait m'arrêter… Quel bel idiot j'étais ! On ne m'y reprendra plus. Je sais que la pire des surprises peut m'attendre à tous les tournants, et je ne préfère pas dépenser stupidement le peu d'espoir qu'il me reste.

Pourtant, quand je sors enfin du couvert des arbres et que je cherche du regard les quelques maisons, je ne peux empêcher ma gorge de se serrer peu à peu. Qu'est-ce que je m'imaginais en venant ici ? Trouver Kushina à son bureau, Minato à ses sculptures, et un Naruto tout sourire, qui m'accueillerait chez lui avec toute la joie de vivre dont il savait faire preuve ? Lui avouer que je continue de penser à lui après toutes ces années, et le voir se rengorger à cette idée, avant qu'il ne m'avoue qu'il ressent la même chose ? Non, encore une fois, je n'ai pas une telle propension à l'optimisme. Néanmoins, je ne pensais pas non plus me retrouver face à un champ de ruines.

Aucune larme ne s'échappe de mes yeux, et pourtant ce n'est pas l'envie qui me manque. Le hameau n'est plus que pierres entassées, baignées dans la lueur déclinante du soleil. Seule une petite crèche au toit de chaume, d'où s'échappe un mince nuage de fumée, reste debout au bord de ce champ de ruines. De la ferme des Senju, de la longère de la famille Akimichi, et de la maison des Uzumaki, il ne reste rien que des souvenirs écrasés par une violence innommable.

Fébrile, je me force à faire un pas, qui réveille une douleur que je ne connais que trop, au creux de ma cuisse. Cette compagnonne qui somnole la plupart du temps a encore une fois décidé de me taquiner au mauvais moment. Une véritable garce… Serrant les dents, je tente de l'oublier et me rapproche des ruines en clopinant. Et plus j'avance, plus mon cœur se serre. Le lycée, c'était une chose, mais cette maison-là, j'y ai passé tellement de temps… C'était mon deuxième « chez moi », un endroit où il faisait bon vivre lorsque je faisais l'effort de ne pas m'apitoyer sur mon sort pendant quelques minutes au moins. J'ai ri, j'ai pleuré entre ces murs, j'y ai passé de bons moments, et d'autres plus durs, j'y ai appris des choses et j'y ai grandi. Ce banc de bois pourri par les intempéries, j'y ai souvent pris le soleil en grommelant sur le fait que je n'arrivais pas à bronzer alors que Naruto prenait des couleurs en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire ! L'enclos des poules, dont le grillage vole au vent avec un flegme affligeant, je l'ai souvent ouvert pour aller chercher les œufs ou verser du grain dans la mangeoire. Le seau qui pend du puits en faisant clinquer sa chaîne, le petit portillon au fond de la cour, qui menait aux meilleurs coins à champignons de la forêt lorsqu'on prenait la peine de suivre les traces de Minato, le vélo qui dépasse des ruines de la remise, tout ! Tout ce sur quoi je pose mes yeux, le moindre détail, fait jaillir un souvenir qui se plante dans mon cœur avec la violence d'une dague effilée.

Cette putain de guerre amène son flot d'horreurs, et pourtant, même en le sachant pertinemment, on n'est jamais vraiment préparé à y faire face une fois de plus. Je ne sais pas si on peut la vivre en conservant son humanité ; en tous cas personne ne s'en sort indemne, de cela au moins j'en suis persuadé.

En faisant cette amère constatation, je balaie du regard les arbres qui bordent le hameau, tentant de retrouver ceux auxquels j'avais appris à grimper aussi vite qu'un écureuil. Mais un détail inattendu attire mon attention. Une tâche rouge… J'essuie mes yeux humides d'un geste passablement agacé, pour mieux voir, et distingue alors un morceau de tissu tressautant dans l'air, entourant le tronc d'un arbre d'un nœud approximatif. Ce ruban de fortune me dit quelque chose, et pourtant je suis certain de ne l'avoir jamais vu à cette place-là. Auparavant, j'avais l'habitude de le voir… sur le petit hangar ! Des flashes de sourires complices me reviennent, tandis que j'entends Minato m'expliquer que lorsqu'il accroche ce morceau de tissu à la poignée du portail, c'est qu'il est en train de sculpter et qu'il ne veut pas être dérangé.

Alors qu'une part de moi-même se demande si toutes ses créations sont en train de pourrir sous les ruines de son atelier, une intuition sournoise monte en moi, en particulier quand je constate qu'un rosier aux pétales cramoisies grimpe le long du tronc en cherchant à atteindre ce fichu ruban. Ce n'est quand même pas ce que je crois ?

Encore une fois, je me précipite maladroitement en contournant ce qu'il reste de la maison, et encore une fois, la réalité m'entoure progressivement comme un mille-pattes gargouillant qui monterait le long de ma jambe pour finir par m'étouffer entre les anneaux de son corps répugnant. Lorsque je m'effondre sur l'herbe déjà humide, la petite plaque de bois gravé, plantée au pied du rosier, ne me laisse plus le moindre doute.

J'éclate en sanglots. Et cette fois, impossible de me calmer. Minato… Minato souriant, Minato toujours là pour détendre l'atmosphère, Minato honnête et calme, Minato créatif un peu fou lorsqu'il imaginait sa prochaine œuvre, Minato drôle et Minato attentionné. Tout ce qui faisait de cet homme une personne charmante auquel je tenais bien plus que je n'osais l'avouer. Alors lui aussi ? Ça n'a pas suffi à cet enfoiré de destin, ou de quoi que ce soit d'autre, de me prendre mes parents, il a fallu qu'il s'attaque aussi à lui ? Ma rage est submergée par mon épuisement et par mon incrédulité. J'en ai assez… assez de ne penser qu'à toute cette violence à longueur de journée, parce que je ne connais que ça depuis bientôt six ans. Parce que j'ai l'impression d'oublier peu à peu ce que sont le calme et la joie de vivre. Parce que j'ai peur que ceux que j'aime me soient enlevés un par un…

Alors que le chagrin menace de me rendre fou, je sens une main se poser sur mon épaule, me faisant sursauter. Au travers de mes larmes, je distingue des ongles limés par le travail ; des doigts calleux, mus par des muscles noueux ; une peau tannée par les ans et un menton volontaire que mange un bouc grisonnant. Un sourire amer se dessine sur la figure du vieil homme.

— Je ne pensais pas te revoir ici un jour, Sasuke.

— Saru…tobi ?

Je maudis ma voix de rogomme, qui déraille à chaque son, mais je ne peux m'empêcher de me sentir un peu mieux. C'est donc toujours lui qui vit dans la petite chaumière, la seule maison qui ait résisté au raid aérien ? Je me souviens vaguement de ses leçons de vie légèrement rébarbatives et des biscuits divins qu'il confectionnait quand l'envie lui prenait.

— Ne reste pas là, tu vas prendre froid. J'ai fait de la soupe de potimarron, viens donc en boire un bol avec moi.

Imagines-tu à quel point ce bonheur m'était térébrant ?

J'ai l'impression que mon cœur se déchire. Vraiment, c'est cette sensation-là que j'ai quand je vois Kushina et Minato. Je les déteste, et en même temps, je n'arrive pas à les détester, et ça me donne envie de crier comme un fou. Ils s'échangent des mots doux, se volent des baisers quand ils se croisent, se comprennent sans parler, rient de choses qu'on ne comprend pas et partent sur leur petit nuage quand ils se regardent les yeux dans les yeux.

Comme mes parents. À chaque fois que je les vois, je vois ma mère et mon père, et je me demande où ils sont, s'ils sont en sécurité, s'ils pensent à moi, s'ils arrivent à dormir, ce qu'ils font, si je les reverrai un jour ! Tous les jours, les mêmes inquiétudes tournent en rond dans ma tête, et font une danse infernale qui m'empêche de réfléchir correctement.

Alors je fuis. C'est lâche, et je le sais, mais pour le moment c'est la seule manière que j'ai trouvée d'échapper à mes démons. Un soir, en rentrant du collège, j'avais le nez en l'air (comme d'habitude) et j'ai vu un arbre aux branches plus régulières et plus plates que les autres. J'ai imaginé l'escalader d'abord, comme il m'arrive de le faire sur ceux qui sont à côté de la maison, et puis l'illumination est venue : une cabane ! Un endroit rien qu'à moi, où je pourrai me poser à l'écart du monde, pour réfléchir, pour écrire, pour me reposer. Il me fallait une cabane.

J'ai mis du temps à poser les bases, et j'ai passé tellement de soirées à chercher des branches droites et des chutes de bois utilisables derrière l'atelier de Minato que je n'ai pas touché à mon journal depuis des jours ! Il faut croire que l'idée fonctionne plutôt bien. J'ai encore pas mal de travail, mais au moins, le plancher est en place, et je peux m'allonger pour observer les rayons du soleil trouer le feuillage des arbres au-dessus de moi. C'est dommage que l'hiver commence, je ne pourrai pas en profiter tellement, mais je ne compte pas laisser tomber la construction pour autant.

Il y autre chose, que j'ai failli oublier. Une nouvelle élève est arrivée dans ma classe la semaine dernière. Elle est venue vivre chez ses grands-parents avec sa mère parce que son père a été tué sur le front. Sur le coup, ça m'a donné des sueurs froides. J'ai repensé à ma mère, à ce qu'elle doit voir comme horreurs tous les jours, et j'ai réalisé encore plus que je pouvais la perdre à tout moment. Et puis Sakura a commencé à discuter avec moi. Je suppose qu'elle a dû trouver ça plus facile de venir parler avec le garçon du fond de la classe, celui qui est seul sur sa table, qu'aux groupes d'amis soudés parce qu'ils se connaissent depuis des années.

Au début, j'ai voulu garder mes distances, mais en fait, plus le temps passe, plus je me dis que ça me fait un peu de bien de parler avec elle. Elle sait ce que je ressens, elle me comprend, et c'est valable dans l'autre sens aussi. Et même si je veux jouer les durs en gardant mes inquiétudes pour moi, il y a des moments où je sens que tout ça me pèse trop.

Je n'aime pas parler de mes soucis à quelqu'un qui n'a pas vécu quelque chose d'équivalent. J'ai trop peur qu'on me prenne pour un pleurnichard ou qu'on ne comprenne pas ce qu'il se passe dans ma tête. Avec Sakura, je sais que je n'ai pas ce souci, et je me confie plus facilement.

Je ne dirai que c'est ma confidente non plus, parce que ça voudrait dire que j'ose tout (ou presque) lui dire. Non, j'en suis pas à ce point-là. En tous cas, elle ne verra jamais ma cabane. C'est mon jardin secret, mon chez moi, parce que je me sens pas vraiment chez moi chez les Uzumaki. Et j'ai besoin de ça, je crois. Même si c'est un petit toit en bois qui laissera passer des gouttes de pluie, même si je tiendrai pas debout dedans, ce sera un endroit où je n'aurais pas l'impression de prendre trop de place, ou au moins une place qui n'est pas censé être la mienne. C'est une sensation bizarre de vivre chez des gens que je ne connaissais pas il y a six mois. Je sais pas si m'habituerai à ça un jour.

Ma solitude était mon seul rempart

Les quelques paragraphes que j'ai lus hier soir avant de dormir, à la lueur hésitante d'une bougie, tournent encore en rond dans ma tête lorsque je remercie le vieux Sarutobi de m'avoir accueilli cette nuit. Heureusement qu'il a la tête sur les épaules, et qu'il était là quand je n'arrivais plus à réfléchir correctement. Il était pourtant la dernière personne que je m'attendais à croiser, mais il a surgi comme un diable de sa boîte, avec son sourire corné de rides et son adorable prévenance. Il n'a pas changé d'un poil en presque quatre ans ; j'ai eu l'impression de rentrer chez lui comme je l'aurais fait pour tromper l'ennui, un dimanche après-midi. Et alors que je me retourne une dernière fois pour lui dire au revoir, ce n'est pas tant la mélancolie qui m'étreint, mais d'avantage une douceur agréable, infusée de souvenirs.

J'ai retrouvé le courage et la volonté que je croyais avoir vus s'envoler hier, et c'est grâce à lui. Je n'ai pas trouvé Naruto ici – qu'à cela ne tienne. Hiruzen se souvient d'un nom de ville que Kushina avait laissé filer au cours d'une conversation, en disant qu'elle avait des amis là-bas, et qu'elle essaierait de s'y rendre. C'est un premier pas.

Mais avant de reprendre le train, il y a un endroit où je veux absolument aller. Je cherche attentivement parmi les arbres qui bordent le chemin, quand j'avise enfin le bosquet de mûriers et le parterre d'ail des ours que j'espérais trouver. Je marche au travers en dégageant leur odeur acrimonieuse, et suit les arbres gravés au couteau d'une petite croix. La végétation est bien plus dense que dans mes souvenirs, mais en quelques pas, je sais que je lève les yeux sur l'arbre où j'ai perché ma cabane il y a plus de cinq ans. Entre les feuilles, je peux voir un coin de son plancher clair.

Plus qu'à monter jusque là-haut… et c'est bien plus facile à dire qu'à faire. Je prie ma jambe de ne pas faire des siennes en pleine ascension, et abandonne mon sac au pied de l'arbre. En quelques coups d'œil, je retrouve mes appuis, et à peine une minute plus tard, je souris comme un bienheureux, plié en quatre dans mon minuscule refuge.

Quand j'y pense, c'était un peu ironique de ma part de m'isoler à ce point tout en cherchant à attirer l'attention. Parce que c'était bien ce que je voulais, contrairement à ce que le Sasuke de quatorze ans confiait à son journal. Qui donc ne veut pas d'amis à cet âge-là ? Je n'avais juste pas le courage de me l'avouer, sûrement parce que ça aurait signifié accepter mes faiblesses. Je n'ai jamais su aller vers les autres, et je ne crois pas que l'âge adulte ait arrangé quoi que ce soit. Sakura a été une des premières exceptions.

Naruto également, quoique d'une différente manière. Au début que nous nous connaissions, il était plutôt distant, se contentant d'échanger quelques mots avec moi le soir pendant le repas, ou le matin en partant en cours. Mais il m'intriguait, il m'intriguait comme jamais un camarade ne m'avait intrigué. Et si aujourd'hui je sais pourquoi, je ne peux m'empêcher de sourire lorsque je relis les doutes et les interrogations de mon moi adolescent.

Après avoir passé vingt minutes à observer ma cabane sous toutes ses coutures, je décide de reprendre la route. Le village a peut-être une gare qui lui amenait avant bon nombre de collégiens et de lycéens de la région, mais aujourd'hui, la situation a quelque peu changé, et je ne sais pas si je pourrais trouver un train qui passe par ici aujourd'hui.

Fort heureusement, je ressors de la gare une demi-heure plus tard avec mon billet en poche, et la satisfaction d'avoir encore deux bonnes heures à tuer avant de devoir revenir. Les rues du village s'offrent à moi, et je compte bien en profiter. Je passe acheter un peu de pain à la boulangerie en guise de repas pour ce midi, et me balade en essayant de me remémorer si je connais tel ou tel endroit.

Au détour d'une venelle faite d'escaliers escarpés, je me retrouve soudain face à quelques pierres tombées en travers du passage. En m'avançant, je découvre un pan de bâtiment tout-à-fait effondré, qui cache mal d'autres murs éventrés. Encore des ruines ? Décidément… Si je me fie à mon sens de l'orientation, le collège et le lycée sont pourtant loin d'ici. Tout le village a donc été bombardé ? Je comprends mieux la méfiance flagrante des habitants. Ils doivent avoir peur de tout et tout le monde s'ils ont été plusieurs fois la cible d'attaques aériennes.

D'ailleurs, pourquoi ? Pourquoi venir lâcher des bombes sur un village anonyme qui devait compter à peine un millier d'habitants à son apogée ? Parce que sa petite gare attirait du monde ? Je doute que cela représente une raison suffisante. Et le collège, et le lycée, alors ? Pourquoi ont-ils été la cible de ces attaques ? Parce qu'en plein jour, cela permettait de tuer plus de monde ? Si c'était là leur motivation… Eh bien quoi, elle me dégoûte ? Peut-être, ou peut-être pas d'ailleurs ; en tous cas elle ne me surprend pas. C'est ainsi que les dirigeants des armées forment les cerveaux de leurs subordonnés : en leur inculquant les manières les plus efficaces d'assassiner le plus de monde à la fois. Ils cachent ça sous de jolis discours, d'unité du peuple, de protection de la nation, de courage et d'abnégation dignes de reconnaissance ; pourtant il s'agit bien de meurtres.

Je me demande à quelle étape on passe de fou sanglant à héros de la patrie.

En fait, je n'ai plus tant envie de me promener, si c'est pour tomber encore et toujours sur des preuves de la folie du genre humain. Alors je me retourne en mordant ma lèvre inférieure, et rallie la gare pour attendre patiemment mon train.

Mais tu as surgi dans mes limbes

Il y a eu une explosion énorme dans ma ville natale, qui a apparemment tué des dizaines de personnes, et blessé des centaines d'autres. J'ai eu peur sur le coup, parce que ça s'est passé dans le quartier du château, où mes parents aiment bien aller se balader, surtout au printemps. Mais mon père a réussi à m'écrire une lettre, et il m'a rassuré en me disant que tout allait bien. Je ne sais pas s'il recevra ma réponse, mais au moins j'aurais essayé.

Je garde la feuille précieusement ici, dans ce petit journal que je suis le seul à ouvrir. Elle n'est pas très longue (mon père n'a jamais été le plus bavard d'entre nous) mais ça m'a fait tellement plaisir de la recevoir ! Je sais enfin que lui et ma mère vont bien, qu'elle est rentrée en permission la semaine dernière et qu'ils en ont profité pour prendre une photo, glissée entre les plis de l'enveloppe. Ils sourient tous les deux… En six mois, c'est flippant à quel point j'ai pu oublier des détails que je connaissais pourtant sur le bout des doigts avant. Les rides fines qui soulignent les yeux de mon père, le grain de beauté qui s'accroche à son cou, le sourire asymétrique de ma mère et sa manie de pencher la tête quand elle se sait prise en photo. Je me demande si j'aurais l'impression de les redécouvrir quand je les reverrai à la fin de cette guerre.

Mon père s'est excusé aussi. Ça, c'était très bizarre à lire. Il m'a dit qu'il s'en voulait de m'avoir laissé partir, même s'il sait que c'était la bonne décision à cause de toutes les horreurs qu'il croise tous les jours. Mais il écrit qu'il m'aime, qu'il tient à moi, et qu'il aurait voulu me le dire en face avant que je parte. J'avoue, j'ai lâché une petite larme en lisant ça (minuscule). Mais j'ai compris que ni lui, ni ma mère d'ailleurs, n'ont jamais voulu faire ça pour me blesser. Ça me fait plaisir au moins autant que ça me rend triste. Je sais pas tr

Alors ça, ça vaut le coup d'être raconté. Je me suis interrompu en plein milieu de ce que je disais, parce que j'étais tranquillement installé dans ma cabane, et que j'ai entendu du bruit. Et qui a toqué contre le bois pour me demander la permission de rentrer, alors que je pensais que personne au monde ne connaissait ma petite cachette ? Naruto !

Avec son grand sourire, et sans son regard bizarre de quand il est avec ses potes, il m'a dit qu'il m'avait vu plusieurs fois filer vers la forêt le week-end, ou revenir tard le soir, et qu'il avait voulu savoir où je pouvais bien passer mon temps. Est-ce que ça veut dire qu'il s'intéresse à moi ? Autant que je m'intéresse à lui ?

Je sais toujours pas quoi penser de lui. Tout ce que je sais, c'est qu'il a un an de plus que moi, qu'il est bon en littérature, mais nul en sport, et qu'il se donne des apparences adorables quand il est avec ses parents, et des apparences fières, presque hautaines, quand il est avec ses amis du lycée. Et pourtant c'est fou ! Quand il me regarde avec ses grands yeux et le sourire qu'il avait ce soir… je ne sais pas, c'est bizarre, mais je me sens bien avec lui, j'ai pas envie de m'éloigner comme je le fais avec les autres, et pourtant c'est pas pareil qu'avec Sakura. Parce que j'ai rien en commun avec Naruto, alors c'est pas une question de partage ou de compréhension !

J'aimerais comprendre ce qu'il me passe par la tête. Et ce qu'il passe par la sienne aussi, d'ailleurs. Pourquoi il m'a suivi ? Je peux pas croire que c'était juste pour discuter, il aurait pu le faire à la maison. Alors quoi, il cherchait à me voir seul ? Ou bien est-ce que c'était quelque chose de plus pernicieux, comme pour me dire « Fais gaffe, tu peux te cacher nulle part, je connais même cet endroit-là. Tu seras jamais chez toi ici. » ? Je ne sais pas lequel des deux Naruto est le vrai, et du coup j'hésite. J'ai vraiment envie de lui faire confiance, mais je me retiens. J'ai pas envie d'être déçu, et surtout pas par lui. Je dois pas tourner rond pour écrire des trucs comme ça…

Comment est-ce que je peux savoir qui il est sans risquer d'être déçu à la fin ? Ou bien est-ce que c'est ça, le jeu ? Mettre ce risque dans la balance, avec de l'autre côté la possibilité de gagner… de gagner quoi d'ailleurs ? Qu'est-ce que j'espère ? Je le saurai sûrement en essayant, mais c'est tellement pas dans mes habitudes d'aller vers quelqu'un que tout ça me fait un peu paniquer. J'exagère peut-être, mais en tous cas, ça me met mal à l'aise.

Tout ça c'est sa faute. Il me fait perdre mes moyens. J'espère qu'il ne me fera rien perdre d'autre.

Pas à pas

Ma respiration se saccade alors que je me force à continuer à courir malgré le point de côté qui me taillade de l'intérieur. J'ai la gorge brûlante et les tympans qui menacent d'exploser. Je jurerais que c'est la fin du monde. Autour de moi, des bombes par dizaines s'écrasent dans un vacarme assourdissant et des flashes de lumière qui me grillent un peu plus la rétine à chaque fois. Par où aller pour échapper à cette pluie infernale ? Où que se posent mes yeux, je ne distingue que des cratères ou d'épaisses colonnes de fumée. L'horizon a disparu. Je ne sais même pas si j'avance droit devant moi ou si je tourne en rond inlassablement !

Où suis-je ? où vais-je ? Je ne sais pas, je ne sais plus ! Je m'essouffle et j'en viens à me demander si je ne ferais pas mieux de me laisser tomber sur le sol.

Je suis en train de peser le pour et le contre lorsqu'un sifflement plus proche que les autres m'alerte. J'ai tout juste le temps de lever le nez pour voir une tête d'obus arriver presque au-dessus de moi. Un pas sur le côté ne me met pas à l'abri, et le souffle de l'impact me frappe de plein fouet, transperçant mes tympans.

J'ouvre les yeux en prenant une goulée d'air frais.

Ma cuisse me fait un mal de chien ! Je recroqueville ma jambe contre mon torse pour calmer la douleur, mais ce n'est qu'au bout de quelques longues secondes que je me rends compte du silence ambiant. Il fait noir, et j'entends vaguement quelques voix s'élever au loin. Ce n'était qu'un cauchemar…

Je me laisse retomber sur le lit grinçant en soupirant de fatigue. Je suis arrivé tard hier soir, après quatre jours d'errance, de trains lents en bus bringuebalants, de contrôles d'identité en alertes à la bombe. Même en imaginant Kushina et Naruto à quelques pas de moi, je n'ai pas eu la force de chercher à savoir où je pourrais les trouver, et je suis entré dans le premier hôtel miteux que j'ai trouvé au bord de la route. Les murs sont tâchés, le lit menace de craquer en me laissant choir sur le sol poussiéreux, et les cloisons se rapprochent davantage du papier à cigarette que du parpaing, mais au moins ai-je eu la satisfaction de dormir cette nuit sur un semblant de matelas.

De mauvaise grâce, je choisis de me lever pour échapper à un sommeil peuplé de mauvais souvenirs, et j'entrouvre le rideau de la fenêtre pour y voir plus clair.

Dehors, le jour peine à poindre, et une brume poisseuse s'étire en quelques lambeaux qui flottent au-dessus du sol. Heureusement qu'il me reste un peu du pain que j'ai acheté hier, parce que je n'ai aucune envie de me balader dans les rues en ce moment. Tout en avalant un maigre repas, j'essaie de me changer les idées en imaginant comment sera le Naruto que je vais retrouver, ce que je vais bien pouvoir lui dire, et à quoi ressemblera le moment où l'on se retrouvera. Est-ce que je me fais des illusions ? Pour sûr. Néanmoins, même si le côté terre-à-terre de moi-même déteste ces moments où mon imagination fleur bleue se réveille, je dois bien avouer avoir besoin de cela ; a fortiori quand des flashes désagréables de mon passé errent encore dans mon esprit.

Même lorsque la douleur dans ma jambe me laisse tranquille, il est rare que je dorme en paix, sans revivre les traumatismes qui ont assassiné une partie de ma raison il y a un an. Pourtant, je n'ai presque aucune séquelle physique… pourtant, tout est fini, et j'ai fermé la porte à ces quelques mois de ma vie. Je ne suis pas spécialement fier d'avoir réussi à quitter cette machine infernale, je n'en éprouve qu'un certain soulagement. Toutefois, on ne se débarrasse pas aussi facilement des fantômes. Les bandages, l'hôpital, les armes et l'uniforme ; ce n'est pas parce que je les ai laissés au placard que j'ai tout oublié. Ce serait même plutôt le contraire. Sans action, il n'y a que plus de place pour les souvenirs. Ceux-là même qui hantent mes nuits et mon corps.

J'entends mon médecin d'ici : « C'est psychosomatique, il faut que vous travailliez sur vous-même et que vous consultiez un psy. ». Mais bien sûr ! Comme si j'allais me livrer au premier venu. Comme si le premier venu en question pouvait quoi que ce soit pour moi. Non merci. Ce n'est pas que je refuse qu'on m'aide pour faire mon intéressant – ce serait à la fois immature et présomptueux – c'est que je sais qui est la clef de ma libération. Je l'ai toujours su. J'ai juste été un peu lent à la détente… comme à chaque fois qu'il s'agit d'accepter mes faiblesses.

Toutes ces constatations me sapent mon énergie, je crois qu'il est temps que je sorte commencer mes recherches. Ce n'est pas une mince affaire que de retrouver quelqu'un quand on n'a pour cela en tout et pour tout qu'une photo datant de cinq ans auparavant. C'est une chose de le savoir, mais c'en est une autre de constater l'ampleur de la tâche sur le coup. Et si je ne pensais pas au dénouement qui nous attend, je crois que j'aurais rapidement abandonné.

C'est étrange de ressentir que, pour la première fois depuis longtemps, j'ai de l'espoir. Je veux avancer, je veux me bouger, je veux savoir. Et j'y arriverai, dussé-je y passer des jours entiers. La photo aux plis abîmés dans le creux de ma main, je suis prêt à affronter la fatalité.

Alors, avec toute la volonté que je parviens à trouver en moi, je marche de commerce en commerce. Il en reste peu d'ouverts, mais peu m'importe, tout le monde y passe : les marchands, les clients, même les passants qui traînent un peu du pied. Je montre ce morceau de papier glacé à tous ceux qui veulent m'accorder un minimum d'attention. Parfois, une lueur de réflexion s'allume dans un regard, et je sens ma poitrine se gonfler et un sourire naître sur mes lèvres, avant de soupirer face à un énième « non ».

Le soir, quand je me retrouve seul avec mes pensées, à laisser mon regard se perdre au plafond pour tenter de faire taire la frustration, je me demande pourquoi je m'entête à faire tout ça. Et puis je sors le cliché plié en quatre de ma poche, je caresse de mes yeux ce visage que je connais par cœur, je l'imagine avec quatre ans de plus, et je sais. Je le fais pour lui, pour moi aussi, pour qu'il m'apprenne à sourire comme il sait si bien le faire, et, qui sait, pour qu'il soit un jour cette moitié de moi-même derrière laquelle je cours sans même en avoir conscience depuis que je le connais. Alors, quand mes doutes se taisent et que je me sens calme, je me rendors avec la photo à côté de moi, sous ces regards bienveillants, avant de repartir à la recherche d'un signe, d'une trace de pas perdue.

Il me faut plusieurs jours avant qu'enfin, quelqu'un reconnaisse Kushina. Une vieille femme à la figure burinée, entourée d'un fichu à fleurs, est presque sûre de reconnaître la vendeuse d'une boulangerie qui se trouve à deux rues d'ici. Mon cœur est sur le point d'exploser. Je voudrais serrer de toutes mes forces dans mes bras cette femme qui vient de poser la première pièce d'un puzzle aux allures insolubles ; mais j'ai peur de la briser si je le fais. Pour la remercier, je lui achète donc quelques pommes de terre sur son étalage, même si je sais pertinemment que je n'ai rien pour les préparer. Je trouverai bien quelqu'un qui en aura plus besoin que moi.

Lorsque j'arrive face à la devanture de bois peint, je réalise que mes lèvres se sont tordues d'elles-mêmes en un sourire biscornu. Je me précipite à l'intérieur et me jette presque sur le boulanger, qui me dévisage d'un air hésitant entre l'incompréhension et la crainte.

Après quelques explications baragouinées de ma voix pressée, je le vois se détendre et me rendre mon sourire lorsque je lui tends la photo.

— Madame Uzumaki ? Bien sûr que je me souviens d'elle ! Je l'ai embauchée il y a plus d'un an maintenant, mais elle a arrêté de travailler ici il y a quoi… six mois ? Je sais pas pourquoi, d'ailleurs.

C'était trop beau. Il fallait un peu plus de réalité dans ce soudain rêve éveillé, n'est-ce pas ? Ça me convient, j'ai fini par m'habituer aux déceptions. Je ne laisserai pas mes résolutions mourir pour si peu.

— Est-ce que vous savez où elle habite ? Si elle vit avec son fils ?

Il hausse un sourcil dubitatif.

— Son fils ? Dame, je savais pas qu'elle en avait un. Elle parlait guère de sa famille, de toutes manières. Elle louait une pièce pas loin d'ici, mais je saurais pas dire où exactement… hasarda-t-il en se grattant la barbe. Va donc voir la mère Senju de ma part, elles étaient comme cul et chemise, ces deux-là. Elle, elle saura où qu'elle est partie.

Il m'explique ensuite où trouver une certaine Tsunade, qui ne se réveille pour travailler que dans la soirée. Alors que je commence à m'imaginer une maison de passe, je me retrouve face à un vieux bâtiment qui ne paie pas de mine, où je dois apparemment rentrer par une porte plus ou moins dissimulée, sur le pignon.

Il n'est pas si tard que ça, mais je n'ai plus rien à perdre, alors tant pis si je la réveille. Il faut que je lui parle. Je toque en cherchant déjà quoi répliquer dans le cas où je me fasse enguirlander par une mégère de mauvais poil, mais non : lorsque la porte s'ouvre, une femme aux longs cheveux blonds me dévisage d'un regard suspect, avant de me demander combien je suis prêt à miser.

À miser ? Il me faut un instant avant de réaliser que je me trouve non pas à la porte d'une maison close, mais d'un cercle de jeux, qui m'a tout l'air d'être clandestin. Surpris, je bégaye deux ou trois mots qui ne tiennent pas debout, avant de finalement opter pour l'honnêteté :

— En fait, je voulais juste vous parler. avoué-je avant d'ajouter précipitamment devant son air méfiant : C'est le boulanger ! Euh… Monsieur Tazuna ? qui m'a dit de venir vous voir.

Cette fois, son visage s'est débarrassé de toute expression. Elle me fixe un moment, réfléchit peut-être, puis me détaille de la tête aux pieds avant de se décider à s'écarter sans un mot de l'entrée pour me laisser passer. Sa silhouette s'éloigne dans l'obscurité de la pièce, et je ne me décide à la suivre que lorsque j'entends une chaise râcler contre le sol irrégulier. Le temps que mes yeux s'habituent à la faible luminosité qui filtrent autour des rideaux tirés, j'ai le loisir d'imaginer mille réponses à mes centaines de questions. Qui est cette femme aux airs imperturbables ? Comment a-t-elle connu Kushina ? Pourra-t-elle me mener à elle ? Et Naruto, le trouverai-je avec sa mère ? Après tout, il a vingt ans, et sûrement d'excellentes raisons de vivre seul. Est-ce que je peux seulement faire confiance à cette Tsunade, et au boulanger ?

— Reste donc pas planté dans l'entrée comme un piquet, viens t'asseoir. Et dis-moi ce que ce vieux renard t'a raconté pour que tu viennes toquer à ma porte.

De toutes façons, il est bien trop tard pour reculer, alors autant jouer le tout pour le tout, en espérant avoir fait les bons choix !

— Il m'a dit que vous pourriez m'aider à retrouver quelqu'un. commencé-je en m'approchant. Quelqu'un que vous connaissez bien, d'après lui.

— Oublie les jolis mots et les phrases alambiquées, me coupe-t-elle du but en blanc, j'ai toujours détesté ça. Qui tu cherches ?

— Kushina Uzumaki, et son fils, Naruto. J'ai vécu chez eux pendant deux ans. Et je voudrais vraiment… vraiment les retrouver.

Si elle a tenté de le garder discret, j'ai pourtant bien capté la lueur qu'ont reflété ses yeux à l'évocation du nom de Kushina. Pas de doute, elle la connaît. Et si j'en juge par son soudain refus de croiser mon regard, et sa nouvelle passion pour le mur vide du fond de la salle, je doute que ce qu'elle s'apprête à me dire soit agréable à entendre. Tout ce que j'espère, c'est ne pas apprendre que j'arrive trop tard pour espérer un jour les serrer à nouveau dans mes bras…

Au bout d'un long moment de silence, Tsunade soupire.

— Elle m'avait parlé de toi. – Encore une fois, la voilà qui semble réfléchir à ses mots. – Elle t'appréciait beaucoup, et… elle s'en voulait de t'avoir laissé partir.

Au-delà de l'émotion qui fait battre mon cœur à cette idée, je ne peux m'empêcher de relever quelque chose d'inquiétant.

— « Appréciait » ? « Voulait » ? Pourquoi vous parlez d'elle comme si…

— Elle est partie. tranche Tsunade en me coupant une nouvelle fois. Une attaque aérienne a pulvérisé l'endroit où elle vivait avec son fils, l'hiver dernier. Elle avait pas beaucoup d'argent, et comme ils ont visé la banlieue, elle savait qu'elle trouverait pas d'endroit à louer, surtout en ce moment. Alors ils sont partis tous les deux, sans dire au revoir, dans une ville, loin d'ici.

C'est seulement après avoir fini sa phrase que Tsunade plonge enfin ses yeux brillants dans les miens. Et je pourrais presque ressentir sa tristesse me tirailler le cœur si le soulagement de les savoir en vie ne prenait pas déjà toute la place. Le jour décline, et je ne distingue plus aussi bien les détails de la pièce, ni le visage de cette femme intrigante assise à côté de moi. Je devrais m'inquiéter de l'heure qu'il est, du couvre-feu qui approche, et pourtant je n'arrive pas à me résigner et à partir. Je veux savoir tout ce qu'elle sait sur Kushina et Naruto. Après tout ce temps, j'en ai autant besoin que l'oxygène qui coule dans mes poumons.

— Et Naruto ? Vous… vous savez ce qu'il fait maintenant ? Ou ce qu'il faisait quand ils vivaient ici ?

Un petit sourire arque le coin de la bouche de Tsunade.

— Elle m'avait dit ça aussi.

Elle a dû remarquer mon air perplexe, car elle reprend en relevant la tête :

— Qu'il y avait un truc entre vous.

Tu as réveillé cette curiosité enfouie en moi

Je ne veux pas la coller ici, parce que sinon ça voudrait dire que je pourrais pas la balader partout avec moi. On a fait une photo ! Pour mes 15 ans et les 40 ans de Kushina, et parce que ça fait bientôt un an que je suis arrivé, ils ont décidé de faire un portrait de famille pour marquer le coup. C'est Kushina qui a parlé de « famille » avec cette idée, et c'est vrai qu'au début, je me suis senti un peu mal. Mais quand elle a ajouté « tous les quatre » en me regardant avec un grand sourire, je me suis senti pousser des ailes. Je sais qu'ils n'ont pas la prétention de remplacer mes parents, et qu'elle a dit ça uniquement pour me faire plaisir, et pour me rassurer. Et c'est ça qui m'a fait tant de bien.

Et donc, parce que c'est quand même ça le sujet principal, on est allé voir un ami des Uzumaki, qui a un petit studio et une chambre noire pour développer ses photos, et on a posé dans nos plus beaux habits. À la fin de la journée, on est rentré avec trois photographies cernées de blanc : une pour Minato et Kushina, une pour Naruto, une pour moi. Elle est à peine plus petite que mon cahier, alors c'est parfait pour la mettre à l'abri. Je veux garder ce beau souvenir pour toujours, même quand je retournerai chez mes parents à la fin de la guerre.

D'ailleurs, c'est bizarre quand j'y pense, mais mes parents ne me manquent plus autant. J'ai eu une période un peu compliquée, ça faisait peut-être six mois que j'étais arrivé, et ils me manquaient énormément. Mais avec le temps, je suppose que je me suis fait une raison. Je sais que ce n'est pas éternel, alors peut-être que j'arrive à me contenter de ça, de l'espoir de les revoir. Et puis ils m'envoient des lettres plus souvent maintenant, j'ai de leurs nouvelles, et ça m'inquiète moins de pouvoir m'imaginer ce qu'ils font et où ils sont, même si j'ai toujours peur pour ma mère qui se bat en première ligne.

Honnêtement, il y a autre chose qui fait que je me sens mieux. Enfin, plutôt quelqu'un. C'est Naruto. Je parle pas souvent de lui ici, parce que j'ai peur de perdre un jour ce carnet, ou qu'il tombe dessus par hasard. Mais penser à lui prend tellement de place dans mon cerveau qu'il faut bien trouver un moyen d'évacuer tout ce qui s'agite dans ma tête.

Depuis qu'il a débarqué sans prévenir dans ma cabane, il discute plus facilement, c'est évident. Il ne joue plus autant sur les apparences, et il n'essaie plus de se faire passer pour ce qu'il n'est pas. Et j'avoue, ça me fait plaisir que je sois celui avec lequel il arrive à être lui-même. Quand je pense à ça, je me demande pourquoi moi. Qu'est-ce qu'il a vu en moi ? Est-ce que j'ai quelque chose en plus, ou quelque chose en moins par rapport aux autres ? Je sais pas trop, et c'est excitant, ça me rend euphorique parfois quand j'y pense ! Parce que ça me donne le droit d'imaginer des choses.

Je le sais que je préfère les garçons, je l'ai toujours su. Des fois, je rêvasse et je me dis que lui aussi, que c'est pour ça qu'il me fait assez confiance pour lâcher son rôle de bad boy dans la comédie de sa propre vie. Quand mon cerveau va trop loin et imagine qu'on s'embrasse, ma conscience revient me piquer avec un pensée comme « Fais gaffe, peut-être que le rôle qu'il joue, c'est avec toi, et que son but, c'est de te briser le cœur. », mais j'arrive toujours à faire taire cette sale petite voix, en l'ignorant. C'est peut-être lâche, ou peut-être pas, je m'en fous.

De toutes façons, c'est que de l'imaginaire. C'est qu'un film que je me fais dans la tête pour remplir les trous tout vides qui s'y creusent de temps en temps. J'ai le droit, non ? Qui m'en voudra de vivre une belle vie dans ma tête ? Qui pourra me reprocher de rêver sans faire tout ça en vrai ? Sakura ? Je lui parle pas de ça. Je sais ce qu'elle dirait sinon, elle qui fonce dans le tas sans jamais réfléchir aux conséquences. Je suis pas comme ça, moi, et je le serai jamais, c'est tout. Alors j'ai aucune envie d'entendre ce qu'elle pense.

Je préfère imaginer. Au moins je suis sûr de pas souffrir. Et puis si j'en parle à personne, qui viendra me dire que c'est une mauvaise décision ?

Et je veux crier ton nom !

Moi. Moi, je me le reproche désormais. Je traîne ma faiblesse d'adolescent face aux tribunaux de mes regrets, et je lui hurle à la figure qu'elle n'aurait pas dû fuir. Au moins pour en avoir le cœur net, au moins pour savoir pourquoi, j'aurais dû le confronter. Mais non, j'ai pris mes jambes à mon cou sans demander mon reste, et tout ça pour quoi, au juste ? Pour sauvegarder une quelconque fierté, ou un confort qui ne s'est révélé, avec le temps, n'être qu'un lit d'épines ? La nostalgie est un poison qui tue à petit feu. Elle paraît inoffensive, et est un chemin tellement plus facile à emprunter. Mais plus les jours passent, plus elle te ronge, et les jours deviennent des mois, qui deviennent des années, et la nostalgie se mue en un dégoût profond de soi-même qui ne fait qu'entamer la volonté. Il n'y a guère qu'une solution : un gros coup de pied dans tout ce bordel.

C'est compliqué de regarder ses propres erreurs dans les yeux, et de faire la paix avec elles. Cette constatation m'étreint la gorge quand je lève les yeux face à l'imposante porte coulissante d'une usine d'armement. L'endroit résonne encore des bruits, tantôt stridents, tantôt lourds, des machines, mais je sais que dans quelques minutes, elles se tairont pour laisser grandir le bourdonnement des conversations de la fin de journée.

Voilà deux bonnes semaines que j'ai quitté Tsunade en la remerciant pour son aide, et que j'ai repris la route. Il m'a fallu quelques jours de recherche pour trouver quelqu'un qui sache me dire où aller, mais cette fois, j'en suis certain : je suis à quelques respirations saccadées par le stress de réussir. Et me voilà à attendre, fiévreusement. Je tortille mes doigts dans tous les sens, griffe mes jointures de mes ongles rongés et je grincerais sûrement des dents si je ne contractais pas mes mâchoires comme si ma vie en dépendait. Je ne saurais dire combien de temps je passe à lorgner un regard anxieux sur le bâtiment ; sûrement pas plus de quelques minutes, et pourtant j'ai eu l'impression de ressasser ma vie entière. Et quand sonne la cloche de la fin de journée, mon cœur se met à cogner comme un fou dans ma poitrine.

À peine une minute après que les conversations aient commencé à bourdonner sous le toit de taules, les premières silhouettes sortent sans s'attarder. Dans l'obscurité tombante et la foule, j'ai du mal à distinguer les visages ; pourtant je refuse de laisser filer celle que je cherche.

Et au bout d'interminables instants à froncer les yeux, je reconnais enfin ses cheveux fous jouer dans la brise. Mon cœur s'arrête. Ou accélère, peut-être ? Je ne sais pas.

— Kushina !

Elle me cherche un instant du regard sans comprendre, avant que nos yeux se croisent enfin. Passée une demi-seconde de surprise, je vois son sourire s'élargir en creusant ses fossettes, juste avant qu'elle ne s'élance en bousculant ses collègues pour courir jusqu'à moi et sauter dans mes bras. J'avoue ne pas savoir comment réagir tout de suite, et rester les bras ballants un court instant avant de répondre à son étreinte.

Soudain, je me retrouve projeté deux ans en arrière. Sa force surprenante, son odeur, sa main qui frotte mon dos comme pour m'assurer qu'elle est bien là et que ce n'est pas un rêve… la dernière fois qu'elle m'a enlacé comme ça, ce n'était pas dans d'agréables circonstances, loin de là. Mais aujourd'hui, tout est différent. Et je me sens tellement bien dans ses bras… si bien que j'en deviendrais presque vulnérable.

— Sasuke, mais qu'est-ce que tu fais là ? demande-t-elle en s'écartant un peu, sans pour autant lâcher mes bras. Et comment tu vas ? Ça me fait si plaisir de te revoir ! Qu'est-ce que tu deviens ?

Une chose est sûre, les épreuves n'ont pas entamé son enthousiasme. Il est toujours aussi éclatant, toujours aussi contagieux.

— Je… je sais pas exactement, en fait… Ça m'a pris sur un coup de tête, j'ai eu envie de vous revoir.

— T'as toujours fait les choses sur des coups de tête. souligne-t-elle avec un sourire maternel. Mais comment tu nous as retrouvés ?

— Grâce à Sarutobi et Tsunade.

— Tu as dû en faire, du chemin ! Viens, on rentre avant le couvre-feu, tu me raconteras tout ça en marchant.

— Mais….

— Mais rien du tout, il faut pas traîner dehors tard le soir. – Elle laisse filer un silence avant de se retourner en m'adressant un clin d'œil. – Je sais qu'il t'a manqué plus que moi, mais laisse-moi profiter un peu de toi avant, hm ?

Je veux réveiller ce trouble

C'est le printemps. Les oiseaux chantent, les fleurs piquent la terre pour trouver le soleil, et le givre a disparu. Le froid s'en va doucement, laissant les rayons du soleil réchauffer la terre.

C'est le printemps. Les politiques parlent d'arrangements et d'entente, explorent des pistes de collaboration. Ma mère me parle de rumeurs de paix qui circulent dans l'armée, et mon père prévoit déjà de me faire rentrer dans quelques mois.

C'est le printemps, et pourtant je me sens en proie à des sentiments violents, qui assaillent mon crâne sans lui laisser de répit. Des piques, des caresses, des claques et de douces attentions. Ça vole, ça s'entrechoque, ça me perds.

Je m'explique.

Il y a quelques jours, j'étais installé dans ma cabane, tranquillement, à écrire sans rien demander à personne. J'avais l'inspiration pour un poème, que j'ai laissé en plan depuis, incapable que je suis de retrouver mon idée de départ. J'ai entendu quelqu'un donner quelques coups contre le tronc de l'arbre, et comme je m'en doutais, j'ai vu les cheveux fous de Naruto surgir quelques secondes plus tard, puis ses grands yeux, et son sourire éclatant. J'ai dit sourire éclatant ? Eh bien non, pas cette fois. À vrai dire, il avait l'air soucieux, et l'espèce de grimace qu'il m'a servi en guise de « salut » m'a paru complétement fausse. Mais je n'ai pas cherché plus loin, je sais qu'il ne se confie que s'il en a envie, et qu'il n'hésite pas à le faire le cas échéant.

Bref. Puisque les jours allongent, on est resté discuter de tout et de rien, du lycée, des profs que j'ai cette année et qu'il a eu l'année dernière, de nos craintes par rapport à la fin du lycée et de tous les trucs un peu inutiles qui traversent l'esprit quand on veut éviter une chose : trop penser à celui qui se trouve en face de nous. Bien sûr, ce genre de conversations stériles sont bien assaisonnés au sel : regard fuyants, raclements de gorge, lèvre grignotées, et j'en passe.

J'ai dû écouter peut-être la moitié de ce qu'il m'a raconté ; le reste, je n'ai fait que l'entendre, trop absorbé par la ligne de sa mâchoire, par ses yeux perdus ou par sa pomme d'Adam qui jouait sous la peau de son cou. Il m'est d'ailleurs arrivé de regretter que Naruto ait un jour eu l'audace de venir fourrer son nez dans ma cabane, parce que sans cela, je ne l'aurais sans doute pas connu aussi bien, et j'aurais évité bien des désagréments.

Toujours est-il que, comme les regards lointains de Naruto se répétaient, et qu'il avait petit à petit perdu son sourire, je me suis dit qu'il en avait sûrement gros sur le cœur au point de douter de sa volonté de se confier à moi. Et cette idée m'a bien fait chier, pour parler crûment. Enfermer mes sentiments parce que rien ne me prouve qu'il me les retournera un jour, ça me paraissait faisable ; mais me taire en voyant Naruto décider de garder pour lui ses soucis, non. C'est comme s'il remettait en cause sa confiance en moi. Et ça, ça m'a fait mal. Du coup, j'ai fait quelque chose que je fais pourtant rarement – voire jamais – je lui ai demandé ce qu'il n'allait pas.

Et j'ai su en voyant le regard brillant qu'il m'a laissé en réponse que je venais de faire une belle connerie. Je ne sais pas trop s'il voulait me dire merci, ou bien s'il était triste… peut-être les deux en même temps. En tous cas, il m'a expliqué qu'il s'était déclaré le jour-même à une personne qu'il aimait depuis plus d'un an… et qu'il s'était fait recaler sans plus de cérémonie.

En entendant ça, mon cœur a voulu s'en aller de ma poitrine. Je vois que ça pour expliquer ce que j'ai ressenti, ça m'a fait mal comme rarement j'ai eu mal. Comment j'ai pu passer en quelques mois de « il m'intrigue » à « bordel, il me rend dingue », j'en sais foutrement rien ! Mais d'apprendre que ces sentiments que j'avais pour lui, il les avait pour quelqu'un d'autre, ça m'a retourné l'estomac. Mais j'ai rien dit. Qu'est-ce que j'aurais pu dire, de toutes façons ? « Viens te consoler dans mes bras, bébé » ? Non, jamais.

Et peut-être pour retourner le couteau dans la plaie, ou pour savoir qui était ma rivale, je lui ai demandé qui c'était. J'aurais pu lui dire que tout s'arrangerait, que le temps guérissait les blessures, ce genre de phrases bateau qu'on lâche sans y croire. J'aurais pu lui caresser le dos pour le réconforter… mais non, Sasuke Uchiwa, roi des relations humaines – ou plutôt de comment les foirer – a préféré poser la question qui fâche. Et aujourd'hui encore, je n'ai pas démêlé LA question : est-ce que je regrette ? Parce qu'il est clair que je ne m'attendais pas à cette réponse.

Sai. La personne que Naruto aimait depuis plus d'un an, c'était Sai. Ma rivale n'en était pas une, mais un. Et là, clairement, mon cerveau est passé en pilote automatique. Trop de choses à gérer, trop de pièces de puzzle à assembler, trop de questions sans réponse. C'était le bazar, je ne savais plus ce qui me faisait plaisir et ce qui me décevait.

Il a continué à me parler, en me fixant de ses yeux larmoyants, cherchant du soutien au fond de mon regard interdit. Et la seule chose que j'ai réussi à saisir au milieu du fatras de sentiments qui avait envahi ma tête, c'est « qu'est-ce qu'il est beau ». Stupide ? Gnangnan ? J'en conviens. Mais il faut croire que le reste était trop compliqué à analyser sur le coup. Alors je me suis accroché à cette idée comme à une bouée au milieu de la tempête qui sévissait dans mon esprit. Je m'y suis tellement accroché que le moindre détail que je captais de lui me paraissait attirant. Il continuait à parler, et moi, je ne voyais que l'étincelle qui brillait dans les larmes perlant au coin de ses yeux. Je ne voyais que ses lèvres frémissantes, qu'il mordait frénétiquement sans que je sache pourquoi ; et ses joues rougies, adorables ; et ses doigts qui jouaient avec son stress ; et ses épaules ; et ses cheveux un peu emmêlés ; et…

Et je me suis penché vers lui, il a levé un regard fixe sur mon visage, et je me suis saisi du sien pour l'embrasser de toute la force de ma frustration passée. Ça m'a fait du bien, un bien fou, sur le coup. J'ai eu l'impression d'y voir beaucoup plus clair. Je suis senti euphorique un court, très court instant. Avant que la vague de l'introspection, du doute et de la réalité ne s'abattent sur moi.

Je me suis demandé ce qu'il m'avait pris, j'ai imaginé revenir en arrière de quelques secondes pour ne pas franchir ce pas critique, j'ai eu peur de sa réaction, j'ai réalisé que c'était la première fois que j'embrassais quelqu'un, et je me suis demandé combien de temps il fallait que je le fasse. Alors que tout commençait à bourdonner dans ma tête en menaçant de me donner très envie de fuir, j'ai soudain senti ses lèvres bouger timidement contre les miennes. Hallucination de mes envies ? Je n'ai pas osé ouvrir les yeux pour le vérifier. Après tout, dans cette histoire, je ne fais que fuir depuis le début, non… ?

Mes derniers doutes se sont envolés quand j'ai senti sa main glisser sur mes côtes pour s'agripper, et ses lèvres se presser définitivement contre les miennes.

Il n'aurait jamais dû faire ça. Parce que je me suis imaginé que mes sentiments étaient réciproques. Sauf qu'après avoir nagé dans une joie trop agréable pendant quelques instants, après avoir oublié tous mes soucis sous ses doux assauts, il m'a repoussé comme s'il venait de se réveiller d'un cauchemar. Il m'a fixé un moment, et la peur se lisait dans ses yeux devenus froids. Et puis il s'est enfui. Il a dévalé l'arbre presque aussi vite que si c'était un escalier, et est rentré en courant.

Voilà pourquoi je suis énervé, et perdu, et pourtant toujours amoureux. Et je déteste ce mot ! Il est plein de guimauve, mais ce que je ressens, moi, c'est loin de ressembler à de la guimauve. C'est un mélange de désir et de colère impossible à décrire avec des mots. Je voudrais lui gueuler en pleine face qu'il n'aurait pas dû me prendre pour une proie facile, ni pour un con. Je ne suis pas un mouchoir pour éponger ses déceptions, qu'on oublie dans une poche de pantalon. Parce que c'est bien pour ça qu'il a répondu à mon baiser, j'en suis sûr. C'est pour oublier qu'une minute avant, il pleurait son pauvre amour perdu qui n'avait pas voulu de lui.

Le pire, c'est qu'il assume pas ! Depuis ce jour-là, il me fuit comme la peste. Il évite de croiser mon regard, je ne le vois plus dans la cour, il ne me parle plus le matin ni le soir, et ne m'attend jamais pour aller ou rentrer du lycée. Il trouve une excuse à chaque fois, et bordel, ça me rend fou ! Bien sûr, il ne s'est plus approché de la cabane…

Pourtant c'est bien lui qui me dois des excuses, non ? Je l'ai embrassé d'accord, mais c'était justement pour être honnête et lui avouer ce que je ressens – même si , en y réfléchissant bien, j'aurais peut-être pas agi comme ça si j'y avais réfléchi avant – alors que lui a répondu uniquement pour se consoler, avant de s'enfuir parce qu'il savait qu'il venait de faire une belle saloperie. Je vais quand même pas aller quémander un pardon, je suis pas désespéré à ce point !

Tant pis pour lui. Je sais pas comment va se finir cette histoire. Peut-être qu'elle l'est déjà, d'ailleurs ! Dans ce cas, c'est lui qui aura le rôle du beau connard qui n'aura rien gagné à la fin, à part le soulagement d'avoir évité la confrontation.

Si seulement, cette fois, je pouvais me rapprocher de toi

Je referme mon journal en frissonnant, encore parcouru des sensations qui m'avaient étreint à ce moment-là. Je me souviens de ce baiser comme si c'était hier. Si seulement cette fois, nous pouvions éviter de reproduire les mêmes erreurs…

Je me retourne dans mon lit avec la ferme intention de dormir un peu, mais le sommeil se refuse à moi. Kushina m'a assuré qu'elle me réveillerait dès le retour de Naruto, et il reste encore bien assez de temps pour me reposer ; pourtant je ne parviens pas à me résoudre à l'idée de glisser dans le sommeil en sachant que je vais bientôt le revoir. Mes lèvres sourient toutes seules, et mon estomac n'a rien voulu digérer ce soir, tout noué qu'il était.

En tournant la tête vers la porte, je remarque qu'un rai de lumière se glisse sous le battant pour onduler sur le parquet. On dirait que Kushina a allumé une bougie dans le salon… Je préfère encore discuter avec elle que de tourner et me retourner encore cent fois dans le petit lit de la chambre d'ami. Je me lève donc pour enfiler le gros pull qui pend sur la chaise, et ouvre la porte.

Accoudée à la table, Kushina est en train de lire un livre à la lueur vacillante d'une chandelle. Ses yeux se ferment par intermittence, et j'ai comme l'impression qu'elle va s'effondrer sur sa lecture si je ne la retiens pas.

— Tu ne veux pas aller dormir ?

Ma question la fait sursauter, et elle met quelques secondes à reprendre contenance.

— Non, t'en fais pas, va te reposer, toi, tu dois être fatigué avec le voyage. Je te dirai quand Naruto sera là.

— Kushina, tes yeux dorment déjà. T'as travaillé toute la journée, moi je n'ai fait que me balader. Je vais l'attendre, va dormir.

Sa propension à l'entêtement doit déjà avoir glissé dans les bras de Morphée, car elle acquiesce en dodelinant de la tête, ferme son livre, et se lève pour quitter la pièce. En pensant à côté de moi, elle pose une main rassurante sur mon épaule et lève les yeux vers moi.

— Tu lui as manqué aussi.

Puis elle rejoint sa chambre dans un froissement discret de tissu. Mon cœur bat la chamade. Je suis arrivé au point de non-retour ; impossible de fuir, désormais. Assis dans ce salon, concentré sur la flamme dansante d'une bougie, je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir dire à Naruto. « Salut » ? « Ça fait longtemps » sera-t-il approprié ? Est-ce que je passe directement à l'épanchement de cœur mièvre ou dois-je rester en retrait, à attendre qu'il fasse le premier pas ? Lui parler du passé l'aidera-t-il à comprendre pourquoi je suis là, ou est-ce qu'il trouvera ça pesant ? Niaiseries ! il n'est pas stupide ; il saura en me voyant pourquoi je suis venu. Une simple visite de courtoisie, ça se prépare, et ça se voit à mon maigre bagage et à mon pantalon abîmé que je suis parti en coup de vent, pour ne pas avoir à me demander si c'était une bonne idée ou non.

Les minutes s'écoulent, et les pensées s'entassent, je fais les cent pas, me rassois puis me relève, sans but précis, jusqu'à ce que j'entende la clef tourner dans la serrure. Je me redresse comme un diable dont on ouvre la boîte, ravalant difficilement ma salive. Ma gorge n'a jamais été aussi serrée. La poignée s'abaisse, le battant s'ouvre. Je voudrais m'enfuir. Je voudrais être dans quelques minutes, après le moment d'incompréhension. Je voudrais… je ne sais pas. Une silhouette encapuchonnée rentre dans la pièce, un sac sur le dos et le visage dans l'ombre. J'ai envie de vomir. D'une main que je ne connaissais pas aussi large et veinée, la silhouette tire sa capuche en arrière pour révéler les cheveux blonds de Naruto, toujours aussi flous et mal coiffés. Il se rend enfin compte qu'il n'est pas seul, et nos yeux se croisent.

Le temps se fige.

Dans cet instant de latence, je ressens tout avec une acuité supérieure. La légère brise fraîche qui se faufile sous la fenêtre et frôle ma peau frissonnante ; les mèches de mes cheveux qui frottent contre mes épaules ; la surprise de voir à quel point Naruto a changé en moins de quatre ans. Ses épaules se sont élargies, et même s'il a toujours été plus grand que moi, l'écart s'est creusé. En revanche, son air médusé a toujours l'air aussi enfantin, presque naïf, et ses lèvres sont toujours aussi désirables – peut-être même davantage.

— Sasuke… ? ose sa voix grave, comme pour me prouver que tout chez lui m'a manqué. C'est vraiment toi ?!

Son sourire cerné de fossettes apparaît enfin, étreignant mon cœur. Je voudrais courir, l'enlacer, pour ne plus le lâcher, mais quelque chose m'en empêche. Quelques lambeaux de doutes qui s'accrochent encore à mes envies pour les retenir. Est-ce que lui aura le courage de franchir ce pas que je n'ose passer ? Je le vois s'avancer en faisant mine de tendre les bras, et j'y croirais presque ! mais il se contient juste avant que je ne me réjouisse – arrêt sur image tristement réel.

— Euh, désolé, je dois avoir une tête à faire peur, je suis crevé. élude-t-il en se frottant le visage pour couper le lien sans doute trop ambivalent de nos regards.

Il se dirige alors vers l'évier en me demandant comment je vais, et fait couler un peu d'eau pour s'asperger les joues et la nuque avant de remplir deux verres qu'il pose sur la table. Il tire alors une chaise pour s'y asseoir, et me désigne celle à côté de lui en commençant à boire.

— Ça va… J'ai pas réussi à m'endormir, alors j'ai préféré t'attendre. lui dis-je en m'asseyant. Mais si t'es fatigué, on peut discuter demain…

— Je suis pas aussi cruel que ça, quand même… !

Son petit sourire me réchauffe un peu le cœur, mais ce n'est pas comme dans les histoires à l'eau de rose. Je ne suis pas aux anges, la crainte me mange les entrailles, et je n'ai plus aucune intention de me lancer dans une longue déclaration douce-amère en lui présentant un bouquet de gardénias. Quant à lui, il cherche visiblement un sujet de conversation assez intéressant pour ne pas paraître malpoli, assez neutre pour échapper aux discussions trop personnelles.

— Tu deviens quoi ? finit-il par demander avec un tremolo de dépit dans la voix.

— Je fais des petits boulots, là où j'en trouve… J'ai pas réussi à trouver de travail fixe depuis que j'ai quitté l'armée.

Là j'ai capté son attention. Il hausse un sourcil pour me regarder enfin dans les yeux, répétant, incrédule :

— « L'armée » ?

— Il fallait bien que j'aie un salaire régulier avec toutes les dépenses que j'ai dû faire en rentrant. Alors c'est la première idée qui m'est venue. Pas ma meilleure, je te l'accorde. Mais ouais, j'ai porté l'uniforme jusqu'à l'année dernière.

Naruto fronce les sourcils, puis se lève pour poser son verre dans l'évier. Si je ne le connaissais pas aussi bien, je dirais qu'il fuit, mais il réfléchit. Il cherche la petite bête, veut comprendre les choses par lui-même. Il a toujours préféré démêler les situations inextricables par ses propres moyens, et déteste ne pas avoir d'explication à tout. Après avoir rincé son verre, je l'entends me demander sans se retourner :

— T'es rentré parce que t'as été blessé, hein ? C'est pour ça que tu boites ?

Je revois le flash aveuglant de l'explosion, trop proche, trop assourdissante, trop brûlante. Je tente de déglutir mais ma gorge est aussi sèche que si je venais de prendre feu. Naruto est remarquablement clairvoyant quand il s'agit des relations humaines, mais je ne pensais pas qu'il allait le deviner si rapidement. Je n'ai fait que quelques pas, j'ai caché du mieux que je pouvais le clopinement de ma jambe folle, et pourtant, il lui a suffi d'un rien pour tout savoir.

Et puis quoi ? Cela ne me surprendrait que si je ne le connaissais pas ; je savais pourtant que je n'échapperais pas à ce regard perçant qui a toujours su déceler le moindre de mes secrets. Il ne servirait à rien de mentir, ou d'éluder la question. Toutefois, je veux à tout prix éviter le monologue mélodramatique, celui qui fait naître la pitié.

— Un éclat d'obus dans la cuisse, ça pardonne pas. tranché-je en haussant les épaules. L'armée n'a pas besoin d'un éclopé dans leurs rangs, ils préfèrent ceux qui peuvent courir dans tous les sens et trancher des gorges à tour de bras. Mais ça va, je suis utile ailleurs.

— Ah oui ? C'est pour ça que tu passes de travail en travail sans rester longtemps dans le même ?

Bigre, je ne me rappelais pas qu'il était à ce point obstiné.

— J'ai pas encore trouvé celui qui me plaît vraiment, c'est tout. Et toi ? demandé-je immédiatement pour éviter qu'il ne fouille davantage mes fragiles motivations. Kushina me disais que tu bosses sur des chantiers et que tu revenais souvent tard. Mais encore ?

— Est-ce que je peux faire confiance à un ancien de l'armée ? me demande-t-il alors en se rasseyant face à moi.

Son regard plongé dans le mien, bien plus sérieux que dans mes souvenirs, me ferait presque froid dans le dos.

Nous ne sommes que deux tristes fuyards, mais…

Dernière date de ce journal, dernières confidences, dernières pages d'adolescence. J'en ai fini avec les plaintes stériles et les questions flippées. Du moins, je l'espère. Ça fait quelques jours que je tourne autour de mon avenir, sans savoir quel chemin prendre ; quelques jours que je me demande ce que je vais écrire sur ces quelques lignes.

Ce matin, j'ai pris ma décision.

Et encore une fois, j'ai tout fait beaucoup trop vite et pas intelligemment.

Tout est parti d'une lettre, un bout de papier mal cacheté qui est arrivé par un matin ensoleillé. Mon nom était écrit d'une main que je ne connaissais pas, mais l'adresse derrière était celle du voisin de mes parents, un retraité de la marine qui passait son temps à espionner les faits et gestes de tout le monde. Pourquoi il m'écrivait, ce type ? Voilà ce que je me suis demandé d'abord, avant de commencer à m'imaginer cinq, dix, cent scenarii qui ne me plaisaient pas pour justifier ça.

Et puis j'ai ouvert l'enveloppe en la déchirant, et lu à toute vitesse le papier. Et il s'est mis à pleuvoir. Pas sur moi, non, ni sur la campagne autour de moi. Juste sur la feuille, où l'encre a commencé à faire des flaques très moches. Aussi maussades que les nuages qui ont envahi mon esprit, et mon cœur avec.

Ma mère était en permission pour trois jours, elle roucoulait avec mon père, ils parlaient sûrement de la paix qui arrivait sur ses petits pieds discrets. Et nos ennemis ont trouvé ça génial de relancer l'offensive en attaquant ma ville. Les théâtres, les parcs, les temples, tout y est passé. Une pluie de bombes sur le petit jardin public où nous aimions flâner le week-end, qui n'a fait fleurir qu'une vague de ressentiment et étouffé tous les espoirs entre ses racines.

Je suis tellement énervé en repensant à ça que je n'écris même plus droit !

Je me suis demandé ce qu'il fallait que je fasse. Rembourser les obsèques de mes parents à un voisin presque inconnu, oui, mais avec quel argent ? On n'a jamais roulé sur l'or ! Aller réclamer un héritage qui ne fera que raviver des souvenirs encore trop durs ? Pour le moment, il n'en est pas question. Rentrer chez moi, quitter les Uzumaki ? Pour qui, pour quoi ?

J'ai encore l'impression d'être dans l'œil du cyclone, un épouvantail mal fagoté qui voit tourner les éléments autour de lui sans savoir qu'en faire. J'ai quand même pris une décision, et je la regretterai peut-être plus tard, quand j'en aurai le temps. J'ai dit adieu aux Uzumaki ce matin. J'ai pris le train et je vais rentrer. Et puis m'engager aussi. Faut bien que je gagne ma croûte, et ces barbares ne perdent rien pour attendre ! Qui a dit que je laisserais la mort de mes parents impunie ? Ni moi, ni mon inconscient. J'ai bien l'intention de leur en faire baver au moins autant que j'en ai bavé. Et je ne reviendrai que quand j'aurais fait tout mon possible pour ramener la paix. Pour ma deuxième famille.

J'ai bien essayé de la laisser derrière moi pour me débarrasser de mes attaches, mais Kushina m'a redonné la photo en partant, et m'a dit que même si mes parents n'étaient plus là, il me restait encore de la famille ici, avec eux. C'est pour eux que je vais me battre.

Peut-être le destin nous permettra-t-il…

Je referme mon journal, le pose sur la chaise et me laisse tomber sur le dos, dans ce petit lit d'ami. Ami… Ami… Qui suis-je ?

Ma verve d'adolescent a disparu, et cela dès que j'ai fait face aux combats, aux vrais, à l'aube de mes seize ans. Comme un enfant dans la fosse aux lions, je me suis vite senti submergé par la violence omniprésente, et surtout, par son inutilité flagrante. J'ai vite compris que je ne m'étais engagé que pour apaiser cette colère sourde qui grondait en moi : celle de ne pas avoir été présent pour mes parents. Celle qui ne s'expliquait pas le fait qu'eux, un simple couple en train de se promener, avaient été les victimes d'une bombe qui aurait pu tomber ailleurs. Celle qui trouvait presque ironique le fait que ma mère ait échappé à un nombre incalculable d'attaques sur le front, et qu'elle soit morte dans sa jolie robe d'été, en ayant laissé son arme à la maison.

J'ai compris que je n'en voulais qu'à moi et à cet enfoiré de hasard, mais pas à ces gens, en face de moi, qui étaient sans doute aussi paumés que je l'étais. Mais j'avais besoin d'argent, et ma prime de soldat m'en donnait. Et je ne savais rien faire d'autre… Alors je suis resté.

Peu à peu, j'ai effacé de mon esprit les moments passés en compagnie des Uzumaki, ces deux années douces-amères, entre questions, peurs et émois. J'ai effacé les sentiments que Naruto avait fait naître en moi, les sensations qui m'avaient électrifié lors de notre premier et seul baiser. Et j'ai surtout effacé les regrets, ceux que son ignorance et son absence suite à ce baiser, avaient enflammés. J'ai effacé la frustration, la petite voix qui me disait « Vas-y, toi ! » et mes espérances. J'ai même fini par effacer ce souvenir affligeant ; celui de son regard lorsque que je lui ai dit que je partais. Les remords qui y ont brillé un court instant, et puis la résignation qui les y a remplacé. Son absence flagrante et douloureuse le matin de mon départ.

Tout ça ne m'est revenu que plus tard, quand je me suis retrouvé cloué au lit, il y a un an de cela, avec pour seule activité celle de ressasser mes souvenirs, comme une vieille série qu'on connaît par cœur mais qu'on regarde quand même pour la seizième fois, en espérant y déceler un détail furtif, que l'on n'avait pas encore saisi la fois précédente. Ce visionnage intempestif est long et rébarbatif, certes ; il a néanmoins un avantage indiscutable : celui de remettre les pendules à l'heure.

Quitter l'armée, trouver un travail, faire le point sur mes convictions, et la paix avec mon passé, voilà ce que je me suis mis en tête de faire dès que j'ai pu poser mes deux pieds sur la terre ferme sans me casser la gueule dans la seconde. Et c'est pour ça que je suis là.

Je me lève en enfilant mon gilet, et sors de la chambre pour trouver Naruto assis sur une chaise, qui m'attend de pied ferme. Quand nos regards se croisent, je croirais presque l'entendre me narguer d'un « Pas trop tôt ! » bien senti. Il a dû m'attendre un bout de temps, mais j'avais besoin de lire cette dernière page de journal, et de faire le point avec moi-même avant de discuter sérieusement avec lui. Maintenant, je suis prêt.

— J'arrive pas à me faire à l'idée que tu aies fait partie de l'armée… sourit Naruto lorsqu'il referme la porte de l'appartement derrière nous. Toi, celui qui disait non à tout et qui n'en faisait qu'à ta tête, obéir aux ordres ? Ça te ressemble pas.

— Pas faux. Et si tu veux l'entière vérité, je sais pas trop moi-même ce qu'il m'a pris… éludé-je en lui adressant un léger sourire.

C'est la vérité ; je me suis précipité dans la gueule du loup parce que je ne voulais surtout pas avoir le temps de réaliser ce qu'il venait de se passer. Pourquoi l'armée plutôt qu'autre chose ? La solution facile, sans doute, ou un quelconque besoin de reconnaissance, qui sait ?

— Tu crois qu'on en sortira un jour, de toute cette merde ? demandé-je en embrassant du regard la rue déserte, bordée de quelques ruines qui jouent à chat avec la gravité.

— Ouais, bien sûr. répond-il sans la moindre hésitation. Faut juste y mettre un peu du sien.

Son sourire est convaincu, si confiant qu'il me contamine délicieusement. Mes faiblesses, que je tiens en horreur, peuvent bien se montrer face à lui, je n'en ai rien à faire, bien au contraire. Je veux qu'il me connaisse entièrement, qu'il m'explore et découvre ce qu'il n'avait qu'entraperçu lors de ces deux ans passés à se chercher. Je n'ai plus rien à perdre, après tout… Aussi, quand Naruto me fait un signe de tête pour m'inciter à le suivre, je le fais sans réfléchir.

Nous descendons en crapahutant sur les pavés la rue où il vit, et j'ai l'impression de me retrouver des années en arrière, les premières fois où il avait osé grimper jusqu'à ma cabane pour s'échapper un temps de la réalité avec moi. Je retrouve cette sensation de légèreté qui me vient de je ne sais trop où, et qui me fait pousser des ailes. Aux côtés de Naruto, j'ai l'impression de m'élever au-dessus de mes tracas.

Une rue à droite, une autre à gauche ; il slalome savamment entre les immeubles, les murs effondrés et les trous que les bombes ont creusés dans les rues, et j'en oublierai presque que nous sommes en guerre si tout ce qui nous entoure ne me le rappelait pas.

— Où tu m'emmènes comme ça ?

L'air mutin de Naruto s'habille d'un clin d'œil complice.

— Tu le sauras là-bas, bougre d'impatient !

Je n'y peux rien si c'est lui qui me rend ainsi ! Moi qui de coutume regarde placidement le monde suivre sa course, il me vient des envies d'implication quand je te côtoie, Naruto… Ça me fait un peu peur, parfois, mais c'est une peur grisante, de la même sorte que celle qui m'a poussé à braver les bombes pour te retrouver. À côté de toi, j'aime avoir peur, parce que j'ai l'impression d'être bien plus vivant que d'habitude.

Est-ce pareil pour toi ? Dis-moi, Naruto, est-ce que je te fais voir les choses différemment ? Est-ce que je change ne serait-ce qu'un détail de ta vie ? Je veux savoir, la question me brûle les lèvres, alors explique-moi…

— Pourquoi t'es parti ? – Naruto me lance un regard furtif, qu'il espère sûrement discret. – Quand on s'est embrassé, pourquoi t'as fui ? Ça te ressemble pas la lâcheté.

Une amertume légère teint ses traits, mais il ne répond toujours pas. S'il croit que je vais lâcher le morceau pour si peu, il se trompe lourdement. Je le rattrape pour marcher à sa hauteur, et croise les bras sans lâcher un mot. Je sais que je l'aurais à l'usure.

— L'armée, c'est pas moi ; la fuite, c'est pas toi. Tu pourrais au moins m'expliquer…

— Je crois surtout que tu le sais très bien. répond-il en fixant le ciel.

— Possible, mais je veux l'entendre de ta bouche.

Un soupir et un regard ennuyé soulignent sa mauvaise grâce. Décidément, ça doit atteindre sa fierté comme rarement… !

— Je trouvais ça bizarre, et ça me gênait, de… ce que je ressentais pour toi, alors que je te considérais comme mon frère.

Mon cœur se serre sans que je ne parvienne à l'en empêcher. J'avais imaginé cette réponse, comme une possibilité parmi tant d'autres – une tare dans le paysage que je préférais ne pas voir.

— Tu me considères comme un frère ?

Et la boule qui me scie la gorge ne fait que grossir. Le petit sourire désolé qu'il m'adresse en réponse se plante dans mon cœur avec une violence inouïe.

— T'es con… ! – C'est tout ce qu'il a à dire ? – Non, bien sûr que non. Je t'ai jamais considéré comme un frère, Sasu.

Ai-je bien entendu ? Je ne suis plus sûr de rien, et à dire vrai, je préfère ne pas imaginer des choses irréalisables. Pourtant, lorsque Naruto s'arrête dans une petite rue silencieuse, ses mains plongées dans ses poches et son regard si expressif harponné au mien, je me dis que la petite voix idéaliste dans ma tête n'a peut-être pas si tort que cela…

— C'est ce que j'ai cru au début. Je t'aimais bien, t'avais l'air paumé et je me suis dit que je pourrais être le grand-frère que t'avais jamais eu, et celui que j'ai jamais été. – Tandis que mon cœur se met à pomper à un rythme totalement anarchique, Naruto reprend sa marche et me dépasse avec un petit sourire qui m'enjoins à le suivre. – Mais je me suis rendu compte qu'après que c'était pas ça être un frère. Ce que je pensais, ce que je ressentais, c'était autre chose.

La ruelle se fait plus pentue, mais je refuse de ralentir. Je suis assoiffé de ses paroles, je veux qu'il continue à m'expliquer justement ce qu'il pensait et ce qu'il ressentait ! Je crapahute de marche en marche, buvant ses paroles évasives. Je veux le fin mot de l'histoire et je l'aurais, dussé-je escalader une montagne en supportant ma jambe…

Une étincelle de réalisation s'allume dans mon esprit. Pas une seule fois ma douleur ne s'est réveillée depuis que nous sommes partis, et pourtant nous n'avons pas pris notre temps. Le simple fait d'y penser est parfois suffisant pour me plier en deux, et pourtant, aujourd'hui, pas la moindre petite crampe à l'horizon. Je fronce les sourcils en observant le dos de Naruto, qui continue à avancer sans décélérer. Finalement, mon médecin n'avait peut-être pas tort ; tout cela n'était sans doute qu'un mal créé de toutes pièces, une exhortation de mon esprit à ne plus fuir l'évidence. Ce serait donc lui mon remède ? Je suis prêt à signer pour un traitement à vie, si c'est le cas !

Alors que je me traite intérieurement d'idiot – ce n'est vraiment pas le moment de délirer comme un adolescent – Naruto s'arrête devant une porte en bois à gros loquet, jette de discrets coups d'œil alentour, et déverrouille adroitement le cadenas avec une clef sortie de sous son pull. En deux temps, trois mouvements, nous voilà dans une antre humide et sombre où l'on ne voit goutte. Je lui fais aveuglément confiance, d'accord, mais je voudrais tout de même bien savoir où il m'a attiré. Je l'entends faire quelques pas, gratter une allumette, puis le crissement désagréable d'un morceau de verre contre du métal me fait serrer les dents ; il vient d'allumer une lampe-tempête dont la douce lueur lèche les murs en torchis de la cave.

— On est où ? murmuré-je de peur de faire une erreur en parlant trop fort.

— Tu m'as demandé ce que je faisais comme boulot, non ? répond Naruto d'un air énigmatique.

Il a toute mon attention. Je le suis du regard sans même cligner des yeux tandis qu'il se dirige vers un vaisselier décoré de trois assiettes poussiéreuses et dépareillées, qui ne bougent même pas lorsqu'il fait glisser le meuble sur le sol inégal. Collées ? Je n'ai même pas envie de chercher la réponse, trop accaparé par la trappe qui s'est révélée à mes yeux soudainement intéressés. Naruto la déplace en faisant le moins de bruit possible, puis me fait un signe de la main pour m'inciter à le suivre. Un petit couloir descend en pente douce vers une autre porte, dont il tourne la poignée avant de se retourner vers moi. Il m'observe un instant d'un air inquisiteur, comme s'il cherchait une réponse au fond de mes iris, puis pousse le battant.

La lumière diffuse de la lampe-tempête se met alors à danser sur des dizaines d'étagères où luisent des outils de toutes sortes. Si je me demande pendant quelques secondes s'il compte monter un atelier clandestin, mes questions disparaissent dès lors que mes yeux se posent sur des cartons de munitions. J'en ai vu défiler des dizaines et des dizaines ; je sais de quoi il retourne. Des grenades, des mines, des bâtons de dynamite,… assez pour faire sauter le pays entier.

— Bienvenue dans la cache de l'équipe sept. introduit Naruto avant que je n'aie eu le temps de lui demander à quoi servaient toutes ces réserves. On ne blesse personne, rien que les voix ferrées, les ponts et les routes !

Si je n'étais pas aussi surpris, nul doute que l'admiration m'aurait remué les entrailles. Je ne m'attendais certes pas à ce qu'il m'emmène dans une planque de la résistance ! J'aimerais pouvoir réfléchir posément à tout ce que cela implique, mais je me sens submergé par trop de réflexions. Je me souviens avoir vaguement entendu parler de ce groupe d'activistes qui sabote les voix d'accès sans jamais tuer qui que ce soit, et qui parvient toujours à prendre la fuite en laissant un sept quelque part – gravé dans un tronc d'arbre, griffonné sur un chiffon ou encore tracé en graviers sur le sol. Je me rappelle également m'être rapidement désintéressé des faits à ce moment-là, car je ne voulais plus entendre parler de combats et d'idéologies.

Aujourd'hui, la donne a changé.

— Je m'en suis voulu, tu sais. commence soudainement Naruto en se rapprochant de moi. J'ai joué au con quand t'es parti, et j'aurais pas dû t'éviter. Tu peux pas savoir à quel point je suis désolé. J'aimerais me rattraper, mais je veux prendre le temps de bien le faire, d'accord ? Je veux pas louper ma deuxième chance, surtout parce que c'est toi qui me l'offres sans rien demander en retour. Alors j'ai bien réfléchi cette nuit. – Il est maintenant si près de moi que je peux sentir la chaleur de son corps me frôler délicieusement. Le cœur battant à tout rompre, j'attends la suite en tenant en laisse mon impatience. – Je te fais confiance à cent pour cent. Et je sais que tu détestes cette foutue guerre autant que moi. Alors… tu voudrais… faire partie de l'équipe sept ? Combattre avec nous… avec moi ?

Si une légère pointe de déception m'a pincé le cœur lorsqu'il a formulé sa demande, je l'ai balayée avec ses derniers mots. Il me demande de rester à ses côtés, pour pouvoir prendre le temps de réparer ses erreurs, et m'offre ainsi la possibilité de me débarrasser des miennes. Il ne me rejette pas, il m'invite. Et l'idée de travailler main dans la main avec cet homme à la rébellion qui se prépare m'est grisante.

J'acquiesce donc en lui adressant un « oui » décidé, qui réveille un sourire large et sincère, qui m'avait manqué bien plus que de raison.

— J'ai gagné un élément irremplaçable. se réjouit-il en promenant son regard sur le moindre détail de mon visage.

Mis à nu par sa curiosité, il me vient à l'esprit une pointe de taquinerie qui pourrait bien servir mes intérêts d'impatient fini.

— Non, c'est moi qui ai gagné.

— Hein ?

Ses sourcils froncés cherchent une explication au fond de mes pupilles.

— Je me suis juré en partant de chez moi que je te retrouverai avant le jour de mes vingt ans. murmuré-je en posant une main hésitante sur son torse, pour la glisser jusqu'à son cou.

Tout en faisant l'effort de ne pas réagir au contact, le voilà qui se met à calculer et à réfléchir ; je peux le voir au petit pli qui s'agite entre ses sourcils. Deux ou trois secondes de silence, et le voilà qui me fixe à nouveau de ses yeux brillants.

— C'est demain, non ? – Ses mains se posent sur mes hanches pour ne plus les lâcher. – Ce serait considéré comme un détournement de mineur si je t'embrasse maintenant ?

Cette étincelle d'exquise absurdité qui naît entre nous, c'est cela qui m'avait le plus manqué. Et rien ni personne ne peut égaler la facilité avec laquelle Naruto la fait naître.

— On dira rien aux flics.

Nous fondons soudain l'un sur l'autre, après quatre années passées dans un désert jalonné de trop de questions. La fébrilité qui s'était emparée de mes sens a disparu dès que j'ai senti ses lèvres se poser sur les miennes, et même si je n'ai pas toutes les réponses, j'ai enfin trouvé celles dont j'ai besoin pour avancer : je sais où je vais, je sais que je ne serai plus jamais seul, et je sais pour qui et pour quoi je vais de l'avant, pour qui et pour quoi je veux me battre. J'ai retrouvé la force de croire en un futur plus agréable, et l'ambition nécessaire pour le construire. Et je le ferai avec toi, Naruto ; pour toi, pour moi, pour Kushina et Minato, pour mes parents, pour nos amis et pour ceux qui viendront plus tard, mais surtout avec toi à mes côtés.

C'est à notre tour de rallumer le flambeau.

« Mon amour a la couleur de la nuit
Couleur des ténèbres
Que vient visiter la lune »

[Sōseki]

Relisez les titres ;)

Aemi.